Pour le multilatéralisme en Asie

Lundi 27 Avril 2015

NEW YORK – La réunion de printemps du FMI et de la Banque mondiale a lieu dans les jours qui viennent à Washington. Mais il ne faut pas s'attendre à une grande avancée en terme de gouvernance économique mondiale. C'est le mois dernier qu'elle a eu lieu, lorsque le Royaume-Uni, l'Allemagne, la France et l'Italie se sont joints à une trentaine d'autres pays en tant que membres fondateurs de la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures (BAII). Avec un capital de départ de 50 milliards de dollars apportés par la Chine, la BAII aidera à financer les énormes besoins en terme d'infrastructures de l'Asie - des besoins qui dépassent largement la capacité des institutions financières existantes.


Joseph Stiglitz est prix Nobel d'économie et professeur à l'université de Columbia à New-York.
Joseph Stiglitz est prix Nobel d'économie et professeur à l'université de Columbia à New-York.
On aurait pu croire que la création de la BAII et la décision d'un aussi grand nombre de pays de s'y joindre aurait suscité l'enthousiasme universel. Cela a bien été le cas pour le FMI, la Banque mondiale et de nombreux de pays. Mais curieusement, cette décision des pays les plus riches d'Europe a suscité le mécontentement des dirigeants américains. En coulisse ils font pression pour dissuader les autres pays de s'y joindre. Ainsi une source américaine anonyme accuse le Royaume-Uni de toujours chercher un arrangement avec la Chine.
L'opposition des USA à la BAII est en contradiction avec leurs priorités économiques affichées. Malheureusement c'est un nouvel exemple de leur sentiment d'insécurité  quant à leur influence dans le monde qui les amène à fouler aux pieds leur rhétorique idéaliste - cette fois-ci en essayant de freiner une initiative importante destinée à aider les pays asiatiques en développement.
L'exemple chinois montre combien les investissements dans les infrastructures contribuent au développement. En mars j'ai visité des régions isolées de la Chine qui sont aujourd'hui prospères grâce aux investissements réalisés dans les réseaux de transports et de communication qui facilitent la circulation des personnes, des biens et des idées.
L'attitude américaine est d'autant plus paradoxale que la BAII contribuera à ce que d'autres pays asiatiques bénéficient d'atouts analogues. Le gouvernement américain clame les vertus du libre échange, mais dans les pays en développement, c'est le manque d'infrastructure qui constitue le principal obstacle au commerce - bien avant les barrières douanières.
A un moment où un peu partout la demande agrégée est insuffisante, la BAII a un rôle  supplémentaire : orienter l'épargne là où elle est le plus utile, car les marchés financiers ne parviennent pas toujours à la diriger des pays où les revenus sont supérieurs à la consommation vers ceux qui sont en manque d'investissement.
Quand il était président de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke a déclaré à tort que le problème tenait à une épargne excessive. Mais dans un monde où les besoins en infrastructure sont massifs, le problème n'est pas celui d'une épargne surabondante ou d'un manque d'opportunités d'investissements fructueux. C'est celui d'un système financier qui excelle dans la manipulation des marchés, dans la spéculation et le délit d'initié, mais qui ne remplit pas sa fonction essentielle : ajuster l'épargne à l'investissement à l'échelle globale. C'est pourquoi la BAII pourrait stimuler tant soit peu la demande agrégée qui en a tant besoin.
Aussi devrions-nous accueillir favorablement l'initiative chinoise visant à multilatéraliser les flux financiers consacrés aux investissements. C'était exactement la politique américaine dans la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, lorsque la Banque mondiale a été instituée pour multilatéraliser les fonds de développement qui venaient essentiellement des USA. Cela a permis la création d'un cadre de fonctionnaires internationaux et de professionnels du développement de tout premier ordre.
L'idéologie dominante a parfois joué un rôle excessif dans l'assistance de la Banque mondiale. Ainsi le Consensus de Washington  imposé à ses bénéficiaires a conduit à la désindustrialisation et à une baisse des revenus en Afrique sub-saharienne. Néanmoins l'aide américaine a été relativement efficace, car elle s'est faite dans un cadre multilatéral. Si cela n'avait pas été le cas,  leur politique de coopération aurait tangué au rythme des changements de doctrine en matière de développement (ou à son absence) à chaque changement de gouvernement.
Les nouvelles initiatives destinées à multilatéraliser l'aide - notamment le lancement en juillet dernier de la Nouvelle banque de développement  par les BRICS [le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud] - vont sans doute favoriser le développement au niveau de la planète. Il y a quelques années, la Banque asiatique de développement chantait les vertus le pluralisme concurrentiel. La BAII va permettre de tester cette idée dans le financement du développement.
Peut-être l'opposition américaine à la BAII est-elle l'illustration d'un phénomène économique que j'ai souvent observé : les entreprises sont toujours favorables à la concurrence, sauf dans leur propre secteur. Cette position a un coût élevé : si le marché des idées avait été plus concurrentiel, le Consensus de Washington, un concept erroné à la base, ne serait peut-être jamais devenu un consensus.
L'opposition des USA à la BAII n'est pas sans précédent ; elle rappelle leur opposition efficace à la "nouvelle initiative Miyazawa ", un projet généreux du Japon consistant à offrir 80 milliards de dollars d'aide aux pays touchés par la crise de l'Asie de l'Est à la fin des années 1990. Comme aujourd'hui, à cette époque, ils ne proposaient pas une autre source de financement, ils voulaient simplement avoir une position hégémonique. Dans un monde de plus en plus multipolaire ils voulaient rester le G1. Le manque d'argent combiné avec leurs idées erronées sur la manière de réagir à la crise a prolongé et aggravé considérablement le ralentissement.
Ceci dit, leur opposition à la BAII est d'autant plus difficile à comprendre que la politique en matière d'infrastructure est bien moins sensible aux idéologies et à l'influence des intérêts particuliers que les autres domaines politiques, tels ceux que les USA contrôlent au sein de la Banque mondiale. En matière de financement des infrastructures, un cadre multilatéral est beaucoup plus propice pour prendre les mesures sociales et environnementales nécessaires.
Félicitons le Royaume-Uni, la France, l'Italie, l'Allemagne et les autres pays qui rejoignent la BAII. Espérons que d'autres suivront en Europe et en Asie, de telle sorte qu'à l'image de ce qui s'est passé en Chine, l'amélioration des infrastructures contribue à améliorer le niveau de vie ailleurs en Asie.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Joseph Stiglitz est prix Nobel d'économie et professeur à l'université de Columbia à New-York. Ecrit en collaboration avec Bruce Greenfield, son dernier livre s'intitule Creating a Learning Society: A New Approach to Growth, Development, and Social Progress [Comment créer une société de la connaissance : une nouvelle approche de la croissance, du développement et du progrès social].
© Project Syndicate 1995–2015
 
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