Crise grecque : l’indispensable retour du sens politique

Mercredi 8 Juillet 2015

Les situations de crise de la dette souveraine, telles que le contexte grec actuel, ne peuvent être résolues qu’à condition de mesures courageuses de la part du débiteur comme du créancier. D’une part, le débiteur doit pouvoir bénéficier d’un nouveau départ grâce au rééchelonnement de sa dette, qu’il appartient d’autre part au créancier de faciliter, sans pour autant encourager les mauvais comportements. Pour qu’un accord émerge, les besoins de chaque camp doivent être considérés. C’est pourquoi réformes sérieuses et allégement significatif de la dette doivent s’opérer de concert. Et c’est la raison pour laquelle la Grèce et l’Allemagne, son plus important créancier, ont besoin d’un nouveau modus vivendi s’ils entendent reprendre les négociations.


Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur en politique et gestion de la santé, et directeur du Earth Institute de l’Université de Columbia
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur en politique et gestion de la santé, et directeur du Earth Institute de l’Université de Columbia
Il incombe tout d’abord au gouvernement grec de faire preuve de clarté quant à la nécessité urgente de réformes économiques. Non seulement l’économie du pays s’effondre-t-elle, mais elle se révèle également structurellement inefficace. Les racines du malheur grec prennent corps bien plus profondément que dans l’austérité des dernières années.
À titre d’illustration, en 2013, les innovateurs résidant en Allemagne déposaient quelque 917 demandes de brevet pour chaque million d’habitants. Par opposition, les inventeurs basés en Grèce n’en déposaient cette année-là que 69 par million d’habitants.
Si la Grèce entend bénéficier de la prospérité associée à une économie du XXIsiècle caractérisée par le progrès technologique, le pays devra le mériter, en concevant des produits innovants et compétitifs sur les marchés mondiaux, à la manière de l’Allemagne. Il faut s’attendre à ce que cette démarche constitue un véritable défi générationnel pour la Grèce.
De son côté, il incombe à l’Allemagne d’admettre l’ampleur considérable de l’effondrement de la Grèce. L’économie grecque s’est contractée d’environ 25 % depuis 2009, pour un taux de chômage de 27 %, et un chômage des jeunes d’environ 50 %. Lorsque l’Allemagne dut affronter une situation comparable au début des années 1930, ses créanciers ne s’en préoccupèrent pas outre mesure, ce qui aboutit à une instabilité elle-même à l’origine de l’ascension au pouvoir d’Adolph Hitler. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la dette allemande fut en revanche amputée, ce qui permit au pays de se reconstruire. Forte de cette expérience, l’Allemagne devrait reconnaître toute l’importance d’une réduction de la dette d’un pays lorsque le poids du remboursement de cette dette devient intenable.
L’argument consistant à offrir à la Grèce un nouveau départ financier se justifie à la fois sur le plan économique et moral. C’est ce que de nombreux banquiers ont du mal à accepter, dans la mesure où leur secteur ne connaît aucune moralité – se concentrant exclusivement sur le concret. De même, les dirigeants politiques ont tendance à fixer leur cap moral selon l’état d’une folle course aux suffrages. L’élaboration de solutions à la fois efficaces et morales exige un véritable sens politique – qualité peu souvent observée au cours de la crise grecque.    
Le Premier ministre grec Alexis Tsipras et la chancelière allemande Angela Merkel ont à présent l’opportunité de se montrer à la hauteur du défi, de prouver la grandeur de leur sens politique en tant qu’acteurs étatiques européens. Depuis la victoire électorale de Tsipras au mois de janvier, les dirigeants allemands peinent à contenir leur exaspération face à une situation dans laquelle un jeune gouvernement de gauche, à la tête d’un petit État en faillite, ose venir défier l’une des plus grandes économies de la planète. Le ministre des Finances Wolfgang Schäuble a notamment cherché à plusieurs reprises à provoquer la Grèce afin de pousser le pays à quitter la zone euro.
Tsipras a toujours répondu à ces provocations de manière claire et cohérente : la Grèce doit pouvoir demeurer dans la zone euro, et a pour cela besoin d’un nouveau départ financier. Le 5 juillet, les citoyens grecs ont soutenu leur jeune leader charismatique en formulant un « non » décisif face aux exigences déraisonnables des créanciers de leur pays. Cette décision sera un jour saluée comme une victoire pour l’Europe, face à certains acteurs désireux de démanteler la zone euro plutôt que d’offrir à la Grèce une chance de repartir à zéro en son sein.
Une réunion aura très probablement lieu entre Tsipras et Merkel cette semaine à Bruxelles, dont l’enjeu se révélera plus élevé que jamais. Les coûts économiques de l’impasse actuelle s’avèrent catastrophiques pour la Grèce, et soulèvent une sérieuse menace pour l’Europe. La rupture des négociations survenue la semaine dernière a provoqué une véritable panique bancaire, qui a paralysé l’économie de la Grèce, et poussé ses banques au bord de l’insolvabilité. Si nous entendons sauver ces banques, il faudra le faire dès les prochains jours.
Si Tsipras et Merkel se réunissent en qualité de simples politiciens, les conséquences pourraient être désastreuses. Les banques grecques pourraient en effet être poussées jusqu’à un point de rupture, ce qui rendrait absolument prohibitif les coûts d’un sauvetage de la Grèce et de la zone euro. En revanche, si les deux dirigeants adoptent un comportement d’homme d’État, ils seront en mesure de sauver la Grèce, la zone euro, et d’inverser l’érosion de l’esprit européen. À travers la promesse d’un sérieux allégement de la dette grecque, ainsi que d’un rapprochement entre la Grèce et l’Allemagne, la confiance économique peut faire son retour. Les dépôts pourraient alors regagner les banques grecques, et l’économie revenir à la vie.
Tsipras doit garantir à Merkel que la Grèce vivra dans la limite de ses moyens, plutôt que de continuer à se comporter de manière chronique comme l’enfant sous tutelle de l’Europe. Dans cette perspective, allégement de la dette et réformes rigoureuses devront être échelonnés dans le temps, selon un calendrier convenu, exigeant de chaque partie qu’elle honore ses engagements aussi longtemps que l’autre en fait de même. L’aspect positif réside en ce que la Grèce abrite des talents exceptionnels, capables de bâtir de nouveaux secteurs compétitifs à partir de zéro, à conditions que cette chance leur soit permise.
Merkel doit désormais adopter une posture précisément opposée à celle que son ministre des Finances arbore jusqu’à présent. Bien que Schäuble se démarque indiscutablement comme l’une des personnalités politiques piliers de l’Europe, sa stratégie de sauvetage de la zone euro via l’exclusion de la Grèce constitue une erreur. Merkel doit aujourd’hui œuvrer pour le maintien de la Grèce dans la zone euro – ce qui implique l’allégement de la charge de dettes du pays. En l’état actuel des choses, toute autre démarche provoquerait une division irréparable entre les riches et les pauvres d’Europe, entre les puissants et les plus faibles.
Certains – en particulier les banquiers les plus cyniques – affirment qu’il est trop tard pour que l’Europe puisse se sauver elle-même. Ce n’est pas le cas. En Europe, nombre de citoyens et dirigeants influents considèrent encore aujourd’hui ce lieu de marché comme soumis à des considérations morales, telles que la nécessité de soulager la souffrance économique. Il y a là un atout précieux, qui rend possible un scénario dans lequel Merkel offrirait un nouveau départ à la Grèce, dans la mesure où il s’agirait d’une juste décision, en accord avec la propre expérience et histoire de l’Allemagne.
L’idée d’une approche éthique face à la crise grecque apparaîtra sans doute absurde aux yeux des lecteurs et de la presse financière, et sans aucun doute naïve pour de nombreux dirigeants politiques. Il est toutefois envisageable que la plupart des citoyens européens y voient une sage solution. L’Europe a émergé des ruines de la Seconde Guerre mondiale grâce aux qualités visionnaires de plusieurs hommes d’État. La voici aujourd’hui poussée au bord de l’effondrement, à cause des orgueils du quotidien, de la corruption, ainsi que du cynisme des banquiers et politiciens. Il est grand temps que le sens politique fasse son retour – pour le bien des générations actuelles et futures en Europe et dans le monde.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur en politique et gestion de la santé, et directeur du Earth Institute de l’Université de Columbia. Il est également conseiller spécial auprès du Secrétaire général des Nations Unies sur la question des Objectifs du millénaire pour le développement.
 
chroniques


Dans la même rubrique :
< >

chroniques | Editos | Analyses




En kiosque.














Inscription à la newsletter