SAMIR AMIN, ÉCONOMISTE"AUCUN PAYS N’A RÉALISÉ, À L’HEURE ACTUELLE, UN PROJET SOUVERAIN, COMPLET ET MAGNIFIQUE"

Samedi 13 Juin 2015

Samir Amin est l’un des pères fondateurs du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria). Dans cet entretien, il revient sur les grands enjeux du développement du continent africain et apporte des précisions sur les propos tenus sur le Plan Sénégal émergent (Pse).


Samir Amin, économiste et un des pères fondateurs du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique
Samir Amin, économiste et un des pères fondateurs du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique
M. Amin, vous participez à la 14ème assemblée générale du Codesria dont le thème porte sur « Créer l’Afrique de demain dans un contexte de transformations mondialisées : enjeux et perspectives ». Qu’est-ce que cette thématique vous inspire ?

 Cette rencontre est importante et riche en débats. Nous avons discuté des problèmes majeurs auxquels sont confrontés les Etats et les peuples africains et comment s’en sortir. Je n’ai pas été surpris, car ce sont des thèmes que j’avais évoqués avant l’ouverture de cette assemblée générale. Il s’agit de voir les voies et moyens d’avoir un projet souverain, à savoir un projet de développement pensé par les Africains pour l’Afrique et indépendant. Cependant, indépendant ne veut pas dire hostile au reste du monde. Il s’agit de définir des objectifs à partir de la situation africaine et des besoins des peuples africains. Il nous faut aller vers une perspective de développement de l’Afrique par elle-même et pour elle-même. Non pas dans l’autarcie ou l’hostilité, mais fondé sur une vision de transformation de la société africaine, de transformation structurelle.
Quels sont, selon vous, les piliers sur lesquels l’Afrique doit s’appuyer pour construire son avenir ?
D’abord, il faut élaborer des projets souverains. Nous devons savoir ce que nous voulons. Nous devons voir les moyens d’avancer dans cette direction, donc les transformations du système mondial qui sont nécessaires pour nous ouvrir une marge de manœuvre et de développement plus grande. A partir de là, nous pourrons établir les pas en avant que nous voulons faire.
Le Codesria a été mis en place il y a43 ans.
Pensez-vous avoir atteint les objectifs que vous vous étiez fixés lors de sa création ?


Les objectifs que l’on se fixe quand on est ambitieux ne sont jamais atteints. On avance. Le Codesria a réalisé de très grandes choses au cours des 40 années de son existence, précisément dans l’esprit de contribuer à équiper le continent africain d’une ré- flexion, d’une capacité d’analyse de ses problèmes et qui lui permettent d’aller de l’avant. Mais, nous devons toujours être exigeants, et c’est-là que je n’ai pas toujours été compris. Je crois que nous devons être exigeants à l’égard de tout le monde, de nous-mêmes et de tous les Etats africains. Nous devons distinguer l’analyse sérieuse des propositions débattues aussi bien au sein des experts que des peuples africains. Car un projet, si merveilleux soit-il, s’il ne correspond pas à ce que veut et désire la majorité, n’a pas beaucoup de chance de pouvoir avancer. Nous devons parler de tout cela avec sérieux, mais avec sévérité. Le Codesria n’est pas une institution qui va résoudre les problèmes africains dans tous les domaines. Le Codesria n’est pas une académie de médecine, et si important soit-il d’avoir de bons médecins, ce n’est pas le rôle du Codesria. Son rôle, c’est de contribuer au développement de la recherche sociale en Afrique. Il nous faut nous en tenir là, et le Codesria s’en tient là.


 Est-ce que les sciences sociales ont toujours leur importance et leur place dans un monde où, de plus en plus, l’orientation des modèles de développement est plutôt scientifique et technique ?

Les sciences sociales ont toujours leur place et doivent continuer à l’avoir. C’est une question intelligente que vous avez soulevé, parce qu’effectivement, il y a beaucoup de gens qui se posent des questions sur l’intérêt des sciences sociales. Ils pensent que c’est de la rhétorique, du discours politique et idéologique et inutile. Ils demandent plus de pragmatisme. Et par là, ils entendent faire du business. Il n’y a pas longtemps, un président d’une grande université contemporaine disait ceci: « On ne fabrique pas une société avec des business-school, on fabrique une société en enseignant l’inutile, c’est-à-dire les sciences sociales, l’histoire, la philosophie».
Dimanche dernier, dans une émission radiophonique, vous auriez soutenu que le Pse est une montagne de fumée.
Pouvez-vous expliquer davantage ?


 Je suis très étonné de l’écho qui a été donné à mon interview. Je n’ai pas parlé du Pse. Et lorsqu’on m’a demandé d’en parler, j’ai dit que je ne parlerai pas de choses que je ne maîtrise pas, parce que je ne parle pas à la légère. Pour ma part, et je ne le dis pas par diplomatie, je suis persuadé que le président du Sénégal et le gouvernement actuel souhaitent aller dans la direction d’un meilleur développement, d’un développement permettant effectivement de répondre graduellement aux problèmes du pays. Mais, ce n’est pas parce qu’ils voudraient aller dans cette direction qu’ils y sont parvenus.
La construction d’une alternative aux stratégies et politiques mises en œuvre à travers le monde est une lutte de longue haleine. Aucun pays n’a réalisé, à l’heure actuelle, un projet souverain, complet et magnifique.
Même un pays aussi puissant que la Chine, avec toutes ses avancées dans tous les domaines, n’a jamais prétendu avoir réalisé ses objectifs. Il serait stupide de croire à la réalisation de tous nos objectifs à terme. Ma préoccupation, mes propos, mes écrits portent sur l’analyse des défis auxquels nous sommes confrontés, une analyse aussi scientifique que possible, même si c’est une analyse difficile. Je me méfie toujours des mots qui sont mis à la mode. Parce que quand un mot est à la mode, il est repris par tout le monde, par des gens qui disent n’importe quoi ou des choses sans intérêt, juste pour se faire remarquer. Lors de mon interview dans cette radio, je n’ai voulu discuter d’aucun projet, ni du Pse ni d’autre projet, comme ça à la légère. J’ai voulu juste mettre l’accent sur le sérieux des problèmes et des défis auxquels nous faisons face. Les discours sur l’émergence sont tenus par n’importe qui, soit à de bonnes fins politiques, soit à des fins politiques douteuses. Je ne dis pas que le Pse est cela. Le Pse est un projet parmi d’autres, et je pense que c’est un projet qui est animé par une volonté d’avancer. Mais, il ne suffit pas d’avoir de la volonté pour que les solutions et les réponses définitives arrivent facilement.
Est-ce que vous avez parcouru le contenu du Pse? Si oui, qu’est-ce que vous en pensez ?
 J’ai entendu ce que le Premier ministre a dit duPse, etj’ai beaucoup appris. Je ne connaissais le Pse, en réalité, que par quelques lectures rapides du genre du journalisme et je n’estime pas cela suffisant. C’est la raison pour laquelle je ne voulais pas en parler. Au cours de l’entretien en question, vous avez appelé les pays africains à rompre avec la Banque mondiale et la Fmi.

Pensez-vous que les Etats africains sont assez forts pour se départir des institutions de Bretton Woods ?

Le terme rompre est un peu violent ; je l’utilise, parce que je pense qu’il faut de l’audace. Mais, ce qu’il faut, c’est prendre nos distances. La Banque mondiale et le Fmi sont des institutions du système mondial tel qu’il est et non pas du système mondial tel que nous voudrions qu’il soit pour être au service de nos intérêts. Par conséquent, personnellement, je n’attends rien de bon de la Banque mondiale et du Fmi. Prendre ses distances ne veut pas dire leur faire la guerre. La Chine ne leur fait pas la guerre, mais elle prend ses distances. C’est-à-dire qu’elle décide de faire ce qu’elle veut, que cela plaise ou non à la Banque mondiale ou le Fmi. Certainement, la Chine a des atouts que tout le monde n’a pas, mais nous avons tous une marge qu’il nous faut utiliser. Et c’est là que la solidarité entre les pays du grand sud d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine peut devenir un élément décisif nous ouvrant des marges que nous n’avons pas actuellement.
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