Les médias sociaux, une menace pour la société et pour la sécurité

Vendredi 23 Février 2018

La période actuelle est douloureuse. Les sociétés ouvertes sont en crise et des formes de dictature et d'Etat mafia se développent, la Russie de Poutine en étant la parfaite illustration. Aux USA, le président Trump aimerait établir un Etat mafia dans son style à lui, mais la Constitution, un certain nombre d'institutions et le dynamisme de la société civile l'en empêchent.


Ce n'est pas seulement la survie des sociétés ouvertes qui est en jeu, mais la survie de toute notre civilisation. L'émergence de dirigeants tels que Kim Jong-un en Corée du Nord et de Trump aux USA y est pour beaucoup. Tous deux semblent prêts à accepter le risque d'une guerre nucléaire pour rester au pouvoir, pourtant les racines sont plus profondes. La capacité de l'humanité à maîtriser les forces de la nature (que ce soit dans un objectif constructif ou destructif) continue à augmenter, tandis que notre aptitude à nous gouverner convenablement par nous-mêmes fluctue et se trouve maintenant au plus bas.
La montée des géants américains d'Internet et leur comportement monopolistique contribuent énormément à l'impuissance du gouvernement américain. Ils ont souvent joué un rôle innovateur et libérateur. Mais des entreprises géantes comme Facebook et Google devenant de plus en plus puissantes, elles se sont transformées en obstacle à l'innovation et sont à l'origine de nombreux problèmes dont nous commençons seulement à avoir conscience.
Les entreprises font des profits en exploitant leur environnement. Les compagnies minières et pétrolières exploitent l'environnement physique, tandis que celles qui détiennent les réseaux sociaux exploitent l'environnement social. C'est d'autant plus néfaste que ces réseaux influent sur notre manière de penser et d'agir, sans même que nous ne nous en rendions compte. Cela altère le fonctionnement démocratique d'une société et peut fausser les élections.
Les médias sociaux étant des réseaux numériques, leur rendement marginal augmente et contribue à leur croissance phénoménale. L'effet de réseau est sans précédent, il est un vecteur de changement, mais il n'est pas durable. Il a fallu 8,5 ans à Facebook pour avoir un milliard d'abonnés et seulement la moitié de cette durée pour doubler ce nombre. A ce rythme, Facebook aura épuisé son vivier d'abonnés potentiels dans les 3 ans.
Facebook et Google contrôlent plus de la moitié des revenus publicitaires sur Internet. Pour maintenir leur domination, ces entreprises doivent étendre leurs réseaux et capter une plus grande partie de l'attention de leurs utilisateurs. Pour l'instant elles font cela en leur offrant des plateformes numériques qui leur conviennent. Plus un utilisateur passe de temps sur l'une de ces plateformes, plus il est précieux pour l'entreprise.
Par ailleurs, les fournisseurs de contenu étant obligés d'utiliser ces plateformes et d'accepter les termes du contrat qui leur est proposé, ils contribuent eux aussi aux profits des entreprises qui détiennent ces plateformes. La rentabilité exceptionnelle de ces dernières tient en grande partie au fait qu'elles échappent à leurs responsabilités et n'ont rien à payer pour le contenu qu'elles diffusent.
Elles prétendent qu'elles ne font que diffuser de l'information. Mais étant en position de quasi monopole, elles jouent un rôle de service public et devraient de ce fait être soumises à une réglementation plus stricte, de manière à maintenir la concurrence et à préserver l'innovation et un accès ouvert et équitable à l'information.
Les annonceurs sont les véritables clients de ces entreprises. Un nouveau modèle d'affaires basé non seulement sur la publicité, mais aussi sur la vente directe de produits et de services, est en train d'émerger. Ces entreprises exploitent les données qu'elles ont obtenues, groupent les services qu'elles offrent et adoptent une politique de prix discriminatoire, afin de partager le moins possible leurs gains avec les consommateurs. Cela accroît encore leur rentabilité, mais le groupement des services offerts et des prix discriminatoires nuisent à l'efficacité de l'économie de marché.
Les médias sociaux manipulent leurs utilisateurs en canalisant leur attention vers leurs propres objectifs commerciaux et en créant délibérément une addiction à leurs services. Cela peut être très dangereux, notamment pour les adolescents.
Il y a des similarités entre les plateformes numériques et les entreprises de jeux. Les casinos ont développé des techniques pour que leurs clients deviennent "accros" au point de jouer tout l'argent dont ils disposent ou même de s'endetter.
Nous vivons dans une ère numérique et quelque chose de potentiellement irréversible se passe au niveau de l'attention humaine. Ce n'est pas une simple question de manque d'attention ou d'addiction, car les médias sociaux poussent véritablement les gens à renoncer à leur autonomie. Or ce pouvoir d'agir sur l'attention se concentre de plus en plus entre les mains de quelques grandes sociétés. Il faut faire des efforts marqués pour affirmer ce que John Stuart Mill appelait la liberté d'esprit et la défendre. Une fois perdue cette liberté, ceux qui grandissent dans l'ère digitale auront peut-être du mal à la regagner.
Ces considérations sont lourdes de conséquences politiques. Les gens qui manquent de liberté d'esprit sont facilement manipulables. Ce n'est pas uniquement un risque pour l'avenir, car cet élément a joué un rôle important dans l'élection présidentielle de 2016 aux USA.
Un danger encore plus grand nous menace : une alliance entre les régimes autoritaires et les géants d'Internet détenteurs de bases de données colossales. Une alliance entre les systèmes de surveillance privés qui se développent et ceux déjà bien en place des services de l'Etat pourrait déboucher sur un contrôle totalitaire auquel George Orwell lui-même n'aurait pas pensé.
Ce type d'alliance qui menace les libertés pourrait se forger en premier dans des pays comme la Russie et la Chine. N'oublions pas que les compagnies chinoises dans le domaine des technologies de l'information rivalisent à égalité avec les plateformes américaines, et qu'elles disposent du soutien du régime du président Xi Jinping. Le gouvernement chinois est suffisamment fort pour protéger ses champions nationaux, au moins à l'intérieur des frontières de l'Empire du Milieu. 
Les géants américains d'Internet sont déjà tentés de faire des compromissions avec des régimes autoritaires pour accéder à d'immenses marchés en croissance rapide. Les dirigeants à la tête de ces régimes ne seront sans doute que trop heureux de collaborer avec eux pour améliorer les méthodes de contrôle de leur population et étendre leur pouvoir et leur influence aux USA et   dans le reste du monde.
On prend de plus en plus conscience la relation entre les grands monopoles d'Internet et la montée des inégalités. La concentration de l'actionnariat entre les mains d'un nombre réduit d'individus joue un rôle important, mais pas autant que le positionnement spécifique des géants d'Internet. Ils sont parvenus à une position de monopole sans avoir été en concurrence les uns avec les autres, alors qu'ils sont les seuls à avoir les ressources nécessaires pour marcher sur les plates-bandes les uns des autres. Et du fait de leur taille, ils peuvent mettre la main sur les start-up susceptibles de devenir des concurrents.
Leurs propriétaires se considèrent comme les maîtres de l'Univers, mais sont esclaves de la défense de leur position dominante. Ils sont engagés dans une lutte existentielle pour dominer les nouveaux secteurs de croissance qu'ouvre l'intelligence artificielle - par exemple les voitures sans chauffeur.
Les conséquences de telles innovations sur l'emploi dépendent de la politique des Etats. L'UE et notamment les pays scandinaves ont une politique sociale à beaucoup plus long terme que les USA. Ils financent la reconversion professionnelle des travailleurs ou proposent une retraite anticipée aux salariés affectés par des suppressions d'emplois. Cela donne à ces derniers un  sentiment de sécurité et fait qu'ils adhèrent bien plus que leurs homologues américains aux innovations technologiques.
Les géants d'Internet n'ont ni la volonté ni même le désir de protéger la société contre les conséquences de leurs actions. De ce fait ils constituent une menace pour elle. Aussi, il est de la responsabilité des autorités chargées de la réglementation d'intervenir face à leurs agissements. Aux USA, ces autorités ne sont pas suffisamment fortes pour faire face à leur lobbying. L'UE est en meilleure position, car les géants d'Internet ne sont pas européens.
Les USA et l'UE n'ont pas la même attitude à l'égard des monopoles. La législation américaine s'attaque aux abus de position dominante essentiellement lorsqu'un monopole résulte d'une acquisition, alors que la législation européenne interdit les abus de position dominante, quelle que soit la manière dont une entreprise y est parvenue. Et elle protége davantage la vie privée et les données individuelles que la législation américaine.
Par ailleurs la législation américaine repose sur une étrange doctrine qui mesure le tort créé par une entreprise à l'aune d'une hausse injustifiée du prix que paye un client pour un service. Mais ce type de hausse est presque impossible à prouver, car la majorité des services proposés par les géants d'Internet sont gratuits. Et cette doctrine ne prend pas en compte les données que les plateformes numériques collectent auprès de leurs utilisateurs.
La commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, incarne l'approche européenne. Il a fallu 7 ans à l'UE pour établir un dossier contre Google, mais elle y est parvenue. Conséquence de ce succès, l'élaboration d'une réglementation adéquate a grandement accéléré. Enfin, grâce au volontarisme de Vestager, les USA commencent à prendre en compte l'approche européenne.
Ce n'est plus qu'une question de temps avant que la position dominante des géants américains d'Internet soit ébranlée. La réglementation et la fiscalité dont Vestager se fait la championne les conduiront à leur perte.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
George Soros est président du Soros Fund Management et de l'Open Society Foundation. Il a écrit un livre intitulé La tragédie de l'Union Européenne - Désintégration ou renaissance ?  (The Tragedy of the European Union: Disintegration or Revival?)
 
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