Le gouvernement indien dérape !

Mercredi 22 Juin 2016

Le gouverneur de la banque centrale de l'Inde (RBI, Reserve Bank of India), Raghuram Rajan, est un économiste unanimement respecté. Aussi sa décision de ne pas chercher un second mandat va-t-elle probablement déstabiliser les marchés financiers qui le considéraient comme un élément de stabilité essentiel à l'économie du pays. Les investisseurs se préoccupent des conséquences de son départ sur la capacité des autorités monétaires à maintenir la stabilité des prix, à stimuler la croissance ou à rebâtir un système bancaire dans un contexte plombé par les prêts à risque.


Depuis la présidence d'Alan Greenspan à la tête de la Réserve fédérale américaine, les marchés et les médias tendent à aduler et à personnaliser les institutions telles que les banques centrales. Mais "l'effet Greenspan" pourrait entraver une analyse objective.
Raghuram Rajan s'opposait sur plusieurs points au gouvernement du Premier ministre Narendra Modi. Les tensions ont redoublé quand des responsables gouvernementaux ont estimé que Rajan faisait des déclarations publiques qui dépassent son domaine. Mais les attaques ad hominem contre lui au cours des derniers mois soulèvent des questions d'importance cruciale pour l'Inde.
La plus importante est celle-ci : Modi va-t-il maintenir son attitude ambiguë à l'égard des éléments extrémistes de son propre parti, ou va-t-il faire preuve d'un véritable leadership en exigeant qu'ils cessent leurs attaques contre les principales institutions de l'Etat et en choisissant leurs dirigeants avec plus de circonspection ?
Subramanian Swamy, une sorte de Donald Trump indien au discours pompeux, avec un penchant pour la bigoterie et les accusations gratuites, est l'un des principaux responsables des attaques contre Rajan. Or malgré sa réputation sulfureuse, fin avril le parti de Modi, le BJP (Parti du peuple indien), l'a nommé à la Rajya Sabha (la Chambre haute du Parlement). Le gouvernement ayant laissé Swamy poursuivre ses attaques indiscriminées, on a pu croire qu'il l'a choisi précisément pour cela : s'en prendre à ceux comme Rajan qu'il veut éliminer.
La tendance au double langage est une particularité du gouvernement de Modi. Il s'en est pris à Rajan notamment parce qu'il est résident permanent aux USA, et bien qu'il soit Indien, pour "ne pas l'être mentalement". C'était de l'hypocrisie pure et simple, car Modi vante à travers le monde la contribution et la réussite de la diaspora indienne.
Les Indiens les plus doués et les plus brillants sont libres de contribuer au développement de pays étrangers, mais ils deviennent suspects s'ils le font pour propre pays. Et dans ce cas, ce doit être dans le secteur privé, et non pas dans le secteur public, pourtant en manque criant de talents. 
Au début du mois, Modi a déclaré devant le Congrès américain  que pour son gouvernement, "la Constitution est le véritable Livre saint". Or les cadres du BJP alimentent les tensions sur le plan local, dernièrement dans l'Uttar Pradesh, un Etat d'importance majeure où l'on votera en 2017. Certes, le BJP n'est pas le seul à encourager la polarisation ethnique et religieuse pour des raisons électorales, et l'Inde est loin d'être un cas unique. Néanmoins, contrairement à son habitude, Modi ne fait guère preuve leadership et de passion quand il s'agit de calmer les esprits.
On peut aussi discuter des critères de sélection de son gouvernement dans le choix des dirigeants des institutions publiques, notamment dans les secteurs de l'éducation et de la culture. Même s'il s'agit d'une stratégie délibérée pour affaiblir l'influence de la gauche, il alimente des controverses inutiles en nommant des gens incompétents.
Etant donné l'importance du capital humain pour l'avenir du pays, nommer des personnes aux compétences discutables à la tête des universités ou des grandes écoles nuira à l'économie. Il est vrai que l'on peut reprocher à l'ensemble des partis politiques du pays de politiser ce genre de choix qui ébranle le socle du pays en termes de ressources humaines. Mais un gouvernement qui  se justifie en disant qu'il n'est pas pire que ses prédécesseurs ne peut se réclamer du changement, comme Modi aime à le faire si souvent.
Les frontières du discours public changent : Trump en fait la démonstration dans la plus vieille démocratie de la planète et Swamy dans celle qui est la plus grande. Mais la rhétorique n'est pas sans conséquence. Un politicien de talent comme Modi doit savoir que les membres de son parti qui s'en prennent gratuitement aux dirigeants des institutions publiques affaiblissent ces dernières, alors qu'elles sont vitales pour réaliser ses ambitions parfaitement respectables en matière économique.
Attaqués par des politiciens connus, les hauts fonctionnaires n'ont guère de moyens de défense. Un gouvernement élu peut être en désaccord avec le gouverneur de la Banque centrale, et il a parfaitement le droit de ne pas renouveler son mandat. Mais s'il renonce à un minimum d'éthique et soutient des provocateurs reconnus, les personnes honnêtes et de talent vont fuir les institutions qui auraient besoin d'eux. Posez donc la question à Raghuram Rajan !
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Devesh Kapur est professeur de sciences politiques à l'Université de Pennsylvanie.
 
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