La très discrète prise de pouvoir des grandes entreprises

Mardi 2 Juin 2015

NEW YORK – Les USA et le reste du monde sont engagés dans un grand débat sur les nouveaux accords commerciaux, souvent appelés "accords de libre-échange". En fait il s'agit d'accords commerciaux façonnés pour répondre aux intérêts des grandes entreprises, essentiellement européennes et américaines. On les qualifie aujourd'hui de "partenariat", tel le Partenariat transpacifique (TPP). Mais ce n'est pas un partenariat entre égaux, car les USA en dictent les termes. Heureusement, leurs partenaires sont de plus en plus réticents à s'y engager.


Joseph Stiglitz est prix Nobel d'économie et professeur à l'université de Columbia à New-York.
Joseph Stiglitz est prix Nobel d'économie et professeur à l'université de Columbia à New-York.
Il est facile de comprendre pourquoi. Ces accords s'étendent bien au-delà du commerce, car régissant aussi les investissements et la propriété intellectuelle, ils imposent des changements fondamentaux au cadre juridique et réglementaire des pays signataires, sans intervention ou contrôle par des institutions démocratiques
Il y a eu très peu d'expropriations au cours des dernières décennies et les investisseurs peuvent se protéger en s'assurant auprès de l'Agence multilatérale de garantie des investissements (MIGA), une filiale de la Banque mondiale, ou en souscrivant une assurance proposée par les USA et d'autres Etats. Néanmoins les USA exigent que des dispositions concernant la protection des investisseurs figurent dans les accords de partenariat comme le TPP, alors que beaucoup de leurs "partenaires" bénéficient d'un système judiciaire qui protège le droit de propriété aussi efficacement que le leur. Ce sont les dispositions les plus inéquitables et les plus malhonnêtes de ces accords. Certes, les investisseurs doivent être protégés contre des Etats voyous susceptibles de s'emparer de leurs biens, mais ces dispositions ne traitent pas de cela.
Elles ont pour véritable objectif d'éviter qu'une réglementation sur la santé, l'environnement, la sécurité ou même la finance ne puisse nuire aux intérêts des entreprises. Elles les autorisent à poursuivre les Etats et à exiger d'être totalement indemnisées pour toute baisse de leurs bénéfices attendus liée à un changement de réglementation.
Ce n'est pas seulement une possibilité théorique. Philip Morris poursuit l'Uruguay et l'Australie qui exigent la présence d'un avertissement relatif aux dangers du tabac sur les paquets de cigarettes. Ces deux pays vont sans doute plus loin que les USA en exigeant aussi la présence d'une image montrant les conséquences du tabagisme sur l'organisme. C'est une mesure efficace qui décourage de fumer. C'est pourquoi Philip Morris demande maintenant à être indemnisé en raison d'une diminution de ses bénéfices.
Dans l'avenir si l'on découvre d'autres produits nuisibles à la santé (pensons à l'amiante), ce ne sont pas les firmes productrices qui seront poursuivies, ce sont ces dernières qui poursuivront un Etat pour perte de bénéfices s'il les empêche de tuer davantage de gens. La même chose pourrait se produire si un Etat impose une réglementation plus stricte pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre.
Quand je présidais le groupe de conseillers économiques du président Clinton, les lobbies anti-écologie ont essayé de faire passer une disposition analogue baptisée regulatory takings. Ils savaient que même si elle était adoptée, une réglementation protectrice de la santé ou de l'environnement serait inapplicable, simplement parce que l'Etat ne pourrait alors se permettre de verser des indemnités aux entreprises. Heureusement nous avons réussi à faire échouer le projet des lobbies à la fois devant les tribunaux et devant le Congrès.
Les mêmes lobbies essayent maintenant de contourner le processus démocratique en glissant ces dispositions dans des accords commerciaux en grande partie secrets (sauf pour les entreprises qui les soutiennent). C'est seulement grâce à des fuites et à des discussions avec des responsables favorables à un processus démocratique que nous sommes informés.
Le systéme de gouvernement américain suppose une justice publique, impartiale, avec des normes juridiques construites au cours des décennies, basée sur des principes de transparence, une jurisprudence et la possibilité de faire appel. Or les nouveaux accords commerciaux prévoient un arbitrage privé, non-transparent et très coûteux. Par ailleurs, cette disposition est propice aux conflits d'intérêt : ainsi un arbitre peut être juge dans une affaire et avocat dans une autre qui en rapport avec la première.
Les procédures sont tellement chères que l'Uruguay a dû se tourner vers Michael Bloomberg et d'autres riches Américains favorables à la santé publique pour se défendre contre Philip Morris. Seules les entreprises peuvent entamer des actions en justice. Les citoyens, les syndicats et les associations de la société civile n'y sont pas autorisés, ils ne disposent d'aucun recours en cas de violation par les entreprises de leurs engagements, par exemple en matière de conditions de travail ou de protection de l'environnement.
S'il y a un mécanisme de résolution des conflits inéquitable, qui viole les principes de base de la justice, c'est celui-là. C'est pourquoi je me suis joins à un groupe d'experts en droit américains de Harvard, Yale et Berkeley pour expliquer dans une lettre adressée au président Obama combien ces accords commerciaux sont en contradiction avec les valeurs fondatrices de notre systéme judiciaire.
Les Américains sont favorables à ces accords soulignent que jusqu'à présent les entreprises ne les ont guère utilisés pour des actions en justice contre les USA. Mais elles commencent maintenant à apprendre à s'en servir.
Aux USA, en Europe et au Japon, des avocats d'affaire grassement payés vont sans doute l'emporter sur ceux qui essayeront de défendre l'intérêt général au nom d'un Etat, pour des honoraires dérisoires. Pire encore, les entreprises des pays avancés peuvent créer des filiales dans les pays signataires des accords, rapatrier les bénéfices par leur intermédiaire et aller devant les tribunaux pour empêcher l'adoption de toute réglementation qu'elles jugeraient défavorable.
Si nous avions besoin d'une meilleure protection de la propriété et si un arbitrage privé et coûteux pour résoudre les conflits était supérieur aux tribunaux publics, il faudrait changer la loi, non seulement pour les entreprises étrangères bien nanties, mais aussi pour nos propres citoyens et nos petites entreprises. Mais personne ne suggère que tel est le cas.
La réglementation modèle l'économie et la société. Elle affecte le pouvoir d'achat relatif, ce qui a des conséquences importantes sur les inégalités - un problème qui s'aggrave un peu partout. Devons-nous accepter que des dispositions cachées dans de soi-disant accords commerciaux permettent aux entreprises riches de décider de la manière dont nous allons vivre ? J'espère qu'aux USA, en Europe et dans la région Pacifique la réponse des citoyens sera un NON retentissant.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Joseph Stiglitz est prix Nobel d'économie et professeur à l'université de Columbia à New-York. Ecrit en collaboration avec Bruce Greenfield, son dernier livre s'intitule Creating a Learning Society: A New Approach to Growth, Development, and Social Progress [Comment créer une société de la connaissance : une nouvelle approche de la croissance, du développement et du progrès social].
 
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