L'avantage populiste

Lundi 28 Août 2023

Même quand les choses vont pour le mieux, les responsables politiques ont du mal à expliquer à l’opinion des problèmes complexes. Pourtant, lorsqu’ils jouissent de la confiance publique, on entendra le citoyen ordinaire leur tenir ce langage : « Je sais approximativement ce que vous tentez de faire, et il est inutile de m’en expliquer les détails. »


C’était le cas dans les économies avancées avant la crise financière mondiale, au temps où régnait un large consensus sur la conduite de la politique économique. Les États-Unis mettaient plus volontiers l’accent sur la dérégulation, l’ouverture et le développement des échanges, tandis que l’Europe était plus soucieuse d’intégration du marché. En général, néanmoins, l’orthodoxie libérale (au sens britannique du terme) prévalait.

Le consensus était si bien partagé qu’une de mes jeunes collègues au Fonds monétaire international eut des difficultés à trouver un bon poste dans la recherche alors qu’elle était titulaire d’un doctorat du prestigieux département d’économie du MIT, probablement parce que son travail montrait que la libéralisation avait ralenti la diminution du taux de pauvreté dans l’Inde rurale. Si les articles théoriques qui révélaient les mêmes conséquences de l’assouplissement des échanges commerciaux étaient acceptables, les études démontrant empiriquement le phénomène se heurtaient au scepticisme. 

La crise financière mondiale a fait voler en éclats le consensus, mais aussi la confiance de l’opinion. Il devenait clair que l’orthodoxie libérale n’avait pas fonctionné aux États-Unis pour tout le monde. Des recherches  désormais mieux acceptées montraient que les ouvriers de la classe moyenne exposés à la concurrence chinoise avaient été particulièrement touchés. Mais la mise en accusation ne s’arrêtait pas là : les élites politiques, dont les amis et la famille jouissaient d’emplois protégés, profitaient des importations bon marché, et on ne pouvait pas leur faire confiance sur les questions de commerce international. En Europe, on considéra que la libre circulation de biens, des capitaux, des services et des personnes dans le marché unique servait, plus que ceux de quiconque, les intérêts des bureaucrates non élus de Bruxelles.
Après que la vieille orthodoxie a été jugée insuffisante et que ses partisans ont perdu la confiance de l’opinion, la porte s’est ouverte des solutions non orthodoxes. Mais s’il peut être fructueux de penser hors des sentiers battus, les mesures préconisées doivent être comprises par le profane concerné. Là est la racine des mauvaises mesures populistes.

Si nous devons créer des emplois, pourquoi ne pas augmenter les droits de douane afin de protéger ceux qui existent déjà ? S’il nous faut dépenser, pourquoi ne pas nous contenter d’imprimer des billets (comme le préconise la théorie monétaire moderne) ? Si nous voulons reconstruire l’industrie manufacturière, pourquoi ne pas arguer du danger de la dépendance aux produits chinois pour accorder des subventions  et inciter les entreprises à relocaliser ou à rapprocher dans des pays amis leur production ? Si nous devons garantir la sécurité du système financier, pourquoi ne pas relever encore la part de fonds propres dont les banques sont tenues de se doter ?

Comme l’orthodoxie libérale s’est discréditée dans l’opinion, nombre de ces orientations politiques, qu’elle condamnait, resurgissent aujourd’hui. Rappelons toutefois que l’attrait des politiques populistes, quelque inefficaces qu’elles se soient montrées par le passé, tient à ce qu’elles semblent évidemment justes et qu’il est facile de les présenter. Pour reprendre le mot  de l’essayiste américain H.L. Menken : « À chaque problème complexe, il existe une réponse claire, simple et fausse. » Qui ne voit pas, en effet, que les droits de douane sur les importations protégeront aux moins certains emplois intérieurs ? Que les emplois sauvés par les nouveaux droits de douanes sur l’acier  le soient au prix d’une augmentation du coût de fabrication des voitures sur le territoire national, susceptible d’entraîner des licenciements, cela non seulement ne peut se comprendre qu’en raisonnant plus avant, mais est plus difficile à communiquer.

De même, le remplacement d’un sous-traitant chinois par un sous-traitant opérant dans un pays ami semble devoir renforcer la chaîne d’approvisionnement et la mettre à l’abri d’un possible conflit entre Chine et États-Unis, mais l’initiative pourrait aussi faire naître un sentiment de sécurité erroné puisque l’approvisionnement de nombreux sous-traitants des pays amis dépend encore  lui-même de la Chine. Dans le même ordre d’idée, s’il est possible que le relèvement des capitaux propres après la crise financière mondiale ait renforcé la fiabilité des banques, continuer de les augmenter n’aura d’autre effet que de gonfler leurs coûts de financement et de réduire leur activité, ce qui déplacera le risque vers le shadow banking, qui, lui, n’est pas régulé.

Reprenons la jolie formule de Frédéric Bastiat, journaliste libéral français du xixe siècle : « Entre un mauvais et un bon économiste, voici toute la différence : l’un s’en tient à l’effet visible ; l’autre tient compte de l’effet qu’on voit et de ceux qu’il faut prévoir. » Mais s’il n’y a pas de confiance, les mises en garde des responsables politiques et des économistes quant aux effets secondaires d’une politique seront tout bonnement ignorées. Ceux qui en appellent à la modération budgétaire, par exemple, seront traités de Cassandre et tenus en suspicion – du moins jusqu’à une remontée telle des taux d’intérêt réels (corrigés de l’inflation) que le service d’une dette publique grossie faute de régime ne requière une politique d’austérité. Voir, c’est croire, mais il est, alors, trop tard.

Les marchés émergents et les pays en développement sont déjà passés par là, ce qui pourrait expliquer pourquoi certains d’entre eux se sont fait remarquer ces derniers temps comme défenseurs des politiques macroéconomiques libérales. La tentation de mener des politiques non orthodoxes et populistes demeure forte, cependant, surtout depuis la faveur dont elles jouissent dans les pays industrialisés et riches.

Ainsi l’Inde, malgré la terrible expérience du License Raj  (le Raj des barrières douanières et des autorisations administratives), a récemment commencé d’exiger  des autorisations pour l’importation d’ordinateurs – afin de soutenir sa production intérieure, mais aussi de réduire sa dépendance aux importations chinoises. Mais c’était sans compter sur les effets négatifs dont pâtissent les exportations de technologies de l’information (la plus grande source de recettes à l’exportation du pays) et plus généralement les entreprises indiennes. L’Argentine, avec sa passion du populisme, semble désormais délaisser les péronistes de gauche et adorer un libertarien de droite, qui promet différentes mesures pour venir à bout de l’inflation, notamment d’adopter le dollar  (encore !).

Il est difficile aujourd’hui de ne pas se montrer pessimiste. Dans les pays industriels, le balancier, qui penchait excessivement vers l’orthodoxie libérale, est revenu à des politiques populistes, jusqu’à ce que leurs insuffisances se fassent à nouveau sentir. Le mieux que nous puissions espérer est que le mouvement ne nous emporte pas, comme cela semble devoir advenir en Argentine, d’un extrême à l’autre, et que nous aurons en chemin appris quelques leçons.

Traduit de l’anglais par François Boisivon
Raghuram G. Rajan, ancien gouverneur de la banque centrale indienne, la Reserve Bank of India, est professeur d’économie financière à la Booth School of Business de l’université de Chicago et l’auteur, pour son ouvrage le plus récent, de The Third Pillar: How Markets and the State Leave the Community Behind  (Penguin, 2020, non traduit).
Copyright: Project Syndicate, 2023.
www.project-syndicate.org
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