Construire un tampon contre les chocs sur les prix des denrées alimentaires

Mardi 15 Octobre 2024


Parmi les 17 objectifs de développement durable à atteindre d'ici 2030, l'élimination de la faim était considérée comme le plus réalisable. Mais dans le sillage de la pandémie de Covid-19 et de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, 15 années de progrès dans l'amélioration de l'accès à la nourriture ont été perdues.


Bien que la production agricole mondiale soit plus que suffisante  pour répondre aux besoins nutritionnels de la population, l'insécurité alimentaire est importante et augmente  partout, même dans les pays riches. L'augmentation significative de la faim  dans les pays à faible revenu est particulièrement inquiétante.

La flambée des prix des denrées alimentaires est à l'origine de ce revirement préjudiciable. Pire encore, d'autres chocs de ce type risquent d'apparaître  à mesure que le changement climatique s'aggrave et que les tensions géopolitiques s'intensifient. Le G20, sous la présidence du Brésil cette année et de l'Afrique du Sud en 2025, doit élaborer un nouveau plan de stabilisation pour faire face à ces risques.

Bien que les prix des denrées alimentaires aient baissé au niveau mondial par rapport aux sommets atteints en 2022, ils sont restés élevés ou ils ont continué à augmenter dans de nombreux pays, les hausses les plus fortes  se produisant souvent dans les économies les plus pauvres. En septembre 2023, l'indice des prix alimentaires produit par l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture avait chuté d'environ 11,5 %  par rapport à l'année précédente. Au cours de la même période, les prix moyens des denrées alimentaires dans les pays à faible revenu ont augmenté de 30 %  – une situation alarmante, étant donné que les habitants de ces pays consacrent 30 à 60 % de leur revenu disponible à l'alimentation.

L'une des principales raisons de l'inflation persistante des prix des denrées alimentaires dans les pays du Sud, malgré la baisse des prix agricoles dans le monde entier, est la dépréciation des monnaies, qui a rendu plus chers  les denrées alimentaires et les carburants importés. L'afflux de capitaux dans les pays en développement après la crise financière mondiale de 2008, stimulé par l'assouplissement quantitatif dans les économies avancées, s'est inversé ces dernières années, à la suite des hausses de taux d'intérêt aux États-Unis et en Europe. Ces sorties de capitaux ont affaibli les monnaies des pays en développement, obligeant leurs propres banques centrales à relever les taux d'intérêt au risque de déclencher une récession économique. Dans le même temps, les hausses de taux d'intérêt ont entraîné des coûts élevés pour le service de la dette, épuisant les réserves de change de ces pays et réduisant leur capacité à payer les importations de denrées alimentaires.

La dépendance des pays en développement à l'égard des marchés mondiaux des matières premières et des capitaux compromet leurs efforts pour garantir la sécurité alimentaire. Pour y remédier, les économies avancées et en développement devraient collaborer pour élaborer des stratégies internationales visant à réguler les marchés financiers et des matières premières et à résoudre les problèmes liés à la dette souveraine. Même en l'absence d'une telle coopération, les pays en développement peuvent réduire les effets destructeurs de cette dépendance en établissant des partenariats pour accumuler des stocks tampons de produits de base essentiels et coordonner les politiques de gestion des comptes de capital.

Les stocks tampons publics  de certains produits de base – en particulier les céréales – peuvent aider à prévenir les hausses de prix, qui nuisent aux consommateurs, et à éviter les effondrements de prix, qui nuisent aux agriculteurs. Certains pays, dont l'Inde et la Chine, utilisent depuis longtemps des stocks tampons pour permettre de telles opérations anticycliques sur les marchés, ainsi que pour garantir les approvisionnements en cas d'urgence. Un autre avantage des stocks régulateurs est qu'ils permettent aux gouvernements de mettre en place des politiques de marchés publics qui encouragent les pratiques culturales durables et la diversification des cultures.

Les pays qui ne disposent pas de la marge de manœuvre budgétaire nécessaire pour constituer des stocks tampons importants pourraient collaborer avec des partenaires régionaux pour créer des stocks communs. Par exemple, l'Afrique du Sud, en tant que première économie  du continent, pourrait prendre la tête d'une initiative régionale de constitution de stocks régulateurs en coordination avec l'Union africaine.

Les pays en développement devraient également envisager de mettre en œuvre des politiques macroprudentielles et de gestion des comptes de capitaux afin de prévenir les flux de capitaux déstabilisants. Ces politiques pourraient consister d’une part à fixer des limites et des périodes de blocage minimales pour les investissements étrangers dans les actifs financiers locaux, d’autre part à imposer des réserves obligatoires pour les flux entrants et enfin à appliquer des taux d'imposition différenciés pour les avoirs nationaux et étrangers. Les gouvernements des pays du Sud ont utilisé cette approche avec succès  dans les années 1990, et ils devraient le faire à nouveau.

Les banques centrales des pays riches ont commencé à réduire les taux d'intérêt, en raison du ralentissement de l'inflation. L'augmentation attendue des liquidités mondiales devrait faciliter l'introduction de politiques de gestion des comptes de capital. En le faisant maintenant, alors que les conditions financières sont plus strictes, on risquerait au contraire d'exacerber la fuite des capitaux. En outre, les pays en développement risqueront moins de se heurter à la résistance des centres financiers mondiaux s'ils coordonnent leurs efforts de gestion des comptes de capitaux, plutôt que de faire cavalier seul. En tant que grands pays à revenu intermédiaire, le Brésil et l'Afrique du Sud sont bien placés pour être les fers de lance de cet effort.

Enfin, les marchés des matières premières, dont les plus importants sont basés aux États-Unis et en Europe, doivent être plus étroitement réglementés. Les gouvernements de ces pays devraient exiger que tous les échanges de matières premières aient lieu sur des bourses réglementées, avec des exigences strictes en matière de capital et de marge, ainsi que des limites sur les positions de chaque trader. Ils devraient également supprimer la « faille des swaps  » afin de limiter la spéculation sur les marchés des matières premières par des investisseurs qui ne s'intéressent ni aux producteurs ni aux consommateurs.

En plus d'exiger de telles modifications de la réglementation financière dans les économies avancées, les pays en développement devraient également envisager des interventions systématiques et coordonnées sur les marchés à terme des produits de base pour compléter leurs initiatives en matière de stocks régulateurs. De telles mesures décourageraient l'activité spéculative, réduisant ainsi le montant des réserves de céréales nécessaires pour intervenir sur le marché physique.

Les pays en développement du G20 sont parfaitement conscients de la grave menace que représente l'insécurité alimentaire. Les présidences successives du Brésil et de l'Afrique du Sud offrent l'occasion de traduire cette compréhension en action mondiale.

Isabella M. Weber, professeure associé d'économie à l'université du Massachusetts Amherst, est l'auteure de How China Escaped Shock Therapy :  The Market Reform Debate  (Routledge, 2021). Jayati Ghosh, professeure d'économie à l'université du Massachusetts Amherst, est membre de la Commission d'économie transformationnelle du Club de Rome et coprésidente de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises. Sudeep Jain est associé de recherche postdoctorale à l'université du Massachusetts.
© Project Syndicate 1995–2024
 
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