CONTENTIEUX FISCAL ENTRE WOODSIDE ET LE SENEGAL : Un mauvais arrangement…

Mardi 10 Juin 2025

L’enjeu est majeur pour le Sénégal, il l’est moins pour Woodside, compagnie pétrolière australienne qui détient 82 % des parts du gisement pétrolier Sangomar, en cours d’exploitation. Quelque soit l’issue du contentieux fiscal qui oppose l’État du Sénégal à Woodside qui a porté l’affaire à l’arbitrage international auprès du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), c’est le premier qui risque d’y laisser des plumes.


« Un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès ! ». Balzac a vu juste car en matière d’investissement, on marche toujours sur des œufs dès lors qu’il y a un contentieux. En l’occurrence pour le Sénégal qui a plus besoin d’attirer les investisseurs que d’en « chasser » par des revirements contractuels. Or, s’il y a une chose que l’investisseur abhorre, c’est bien l’instabilité juridique.

En déposant, en 2024, un montant de 40,061 milliards de FCFA auprès de Citibank Sénégal et de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), garantissant ainsi le montant contesté de 41,467 milliards de FCFA (environ 62,5 millions d'euros) notifié à Woodside par la Direction générale des impôts et des domaines (DGID) à titre de redressement fiscal, la compagnie australienne a également initié une procédure d'arbitrage international auprès du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), une institution affiliée à la Banque mondiale, invoquant des « violations » de ses droits en vertu de l'accord de partage de production et de l'accord gouvernemental hôte.

Entre-temps, une première plainte avait été déposée par Woodside auprès du Tribunal de Dakar pour contester ledit redressement fiscal relatif notamment à l'application d'exonérations fiscales pendant la phase de développement du projet Sangomar. Le tribunal avait alors accordé un sursis au recouvrement de la somme réclamée, à condition que Woodside fournisse des garanties financières équivalentes au montant contesté.

En réalité, le redressement initial s’élevait à 119,6 milliards de FCFA, dont 41,5 milliards ont été confirmés après arbitrage administratif en juin 2024, le fisc considérant que certaines activités ou revenus auraient dû être soumis à l’impôt local. Pour sa part, Woodside affirme avoir respecté les termes du contrat de partage de production et de l’accord gouvernemental hôte, et soutient qu’ « aucune taxe n’est due ». Le contentieux est né.  
 
Théâtre de litiges
 
Ce différend s'inscrit dans un contexte plus large de révision des contrats extractifs par les nouvelles autorités sénégalaises pour, disent-ils ; « obtenir de meilleures conditions pour le pays ». Cette initiative vise à « renforcer la souveraineté économique », mais elle a suscité des inquiétudes parmi les investisseurs étrangers concernant la stabilité juridique. Pour rappel, Woodside détient la majorité des parts dans le projet pétrolier de Sangomar au Sénégal, avec 82% des intérêts, contre 18% pour PETROSEN, la société nationale sénégalaise. Ce projet qui vise à produire environ 231 millions de barils de pétrole, a débuté sa production en juin 2024.  
 
 
L’exploitation des ressources naturelles est souvent le théâtre de nombreux litiges en raison de plusieurs facteurs : conflits entre États et entreprises multinationales : de nombreux contentieux opposent des États africains à des entreprises étrangères (pétrolières, minières, forestières, etc.) concernant des concessions, des contrats d’exploitation, ou encore des expropriations.

Ces litiges sont parfois portés devant des juridictions internationales comme le CIRDI ; des litiges interviennent aussi entre communautés locales et entreprises : les populations locales intentent souvent des actions en justice contre les sociétés exploitantes pour dénoncer la spoliation de leurs terres, la dégradation de l’environnement, ou le non-respect des engagements socio-économiques.

L’opacité et la corruption sont aussi des facteurs, à travers le manque de transparence dans l’attribution des permis et la corruption favorise des litiges entre acteurs économiques concurrents ou entre administrations ;  mais c’est certainement les problèmes de cadre juridique qui opposent souvent les parties. L'absence ou la faiblesse des régulations nationales en matière de droit minier ou pétrolier, conduit à des litiges fréquents, surtout en cas de changement de régime ou de législation. C’est le cas du Sénégal qui, au demeurant, n’en n’est pas à son premier contentieux dans ce domaine.

Mais dans le cas d’espèce et à ce stade, l’État sénégalais ferait mieux d’évaluer le contentieux initié par Woodside et envisager des options. Les voies juridictionnelles peuvent parfois s’avérer contraignantes et délicates dans la mesure où existe toujours un « aléa judiciaire ».
 
Plutôt une sentence à l’amiable

L’arbitrage d’investissement est en fait une procédure juridique privée permettant à un investisseur étranger de poursuivre un État devant un tribunal arbitral international (souvent dans le cadre d’un traité bilatéral d’investissement, TBI), lorsque celui-ci estime que ses droits ont été violés (expropriation, traitement discriminatoire, etc.). L’objectif étant de protéger les investisseurs contre les actions injustes ou arbitraires des États d’accueil. Comme dans d’autres cas, le Sénégal pourrait être amené à verser des indemnités ou à rembourser des sommes saisies qui vont certainement affecter les finances publiques. Si le CIRDI venait à donner raison à Woodside, le Sénégal serait contraint de rembourser le montant du redressement fiscal ou de verser des dommages-intérêts pour violation des engagements contractuels, ou pour traitement injuste de l'investisseur.

Par ailleurs, une décision défavorable à l’État pourrait nuire davantage à son image en tant que destination d'investissement, similaire aux impacts observés au Nigéria. Ce d’autant plus que l’image du Sénégal a déjà été entamée avec les récentes allégations de « manipulations » et autres « falsifications » de chiffres. Quant au risque institutionnel, le contentieux pourrait mettre en évidence des lacunes dans la gouvernance et la régulation du secteur pétrolier, nécessitant des réformes pour renforcer la transparence et la confiance des investisseurs. Quant à Woodside, le seul risque qu’il encourt c’est celui de perdre quelques milliards qu’elle aura vite fait de recouvrer notamment au plan commercial.  

Avant de porter plainte au CIRDI, woodside a dû évaluer ses chances. C’est comme cela que procèdent la plupart des compagnies pour s’assurer de la pertinence d’aller en contentieux. A l’ère de l’IA (Intelligence Artificielle), une nouvelle démarche consiste à user de la « Justice prédictive », un concept utilisée surtout en arbitrage et qui utilise l'intelligence artificielle pour analyser des données et prédire l'issue probable d'un procès ou d'une procédure judiciaire.

Aussi, à défaut d’une négociation, tout au moins l’État sénégalais devrait-il procéder à une évaluation du contentieux qui aurait l’avantage de lui permettre de jauger ses chances dans un tel bras de fer qui risque de coûter cher. Malgré la procédure enclenchée par Woodside, il est encore temps de se ressaisir et d’appeler à négocier pour trouver un bon compromis. Rien à voir avec une compromission, mais négocier pour obtenir une « sentence d’accord-partie ». Il s’agit d’une sentence rendue non pas à l’issue d’un arbitrage contradictoire complet, mais quand les parties trouvent un accord entre elles en cours de procédure, et demandent à ce que cet accord soit formalisé sous forme de sentence arbitrale. Cela donne à leur accord la même force exécutoire qu’une sentence rendue après débat.
Pourquoi le faire ? D’abord pour sécuriser l’accord (exécution forcée possible si non-respect), mais surtout pour clôturer formellement l’arbitrage. Enfin, pour bénéficier de la force exécutoire internationale (notamment via la Convention de New York).
 
Long et couteux

Le contentieux entre l'État du Sénégal et Woodside Energy présente des similitudes avec les cas du Tchad et du Nigéria. Ces litiges peuvent avoir des conséquences profondes sur la gouvernance, l'attractivité des investissements et la stabilité économique, sans compter les difficultés procédurales de l’arbitrage d’investissement et la gestion d’une procédure d’arbitrage d’investissement par l’Etat. Ces difficultés sont multiformes et sont disséminées du début à la fin de la procédure. Dans un arbitrage, rien que les frais incompressibles supportés par les parties sont dissuasifs. Selon des estimations et statistiques, les coûts que doivent supporter les parties entre les frais du tribunal arbitral, l’institution d’arbitrage, les honoraires des experts et des conseils…tournent en moyenne entre 5 millions à 8 millions de dollars. C’est, selon un spécialiste de la question que nous avons interpellé, « ce qui favorise le phénomène du « tiers funders » ou le financement par un tiers pour le demandeur que déplorent les Etats défendeurs ».

A la problématique des coûts, s’ajoute également celle de la durée moyenne des procédures d’arbitrage qui a sensiblement augmenté depuis quelques années et, il faut compter 3 à 4 ans pour qu’une affaire soit définitivement jugée par une sentence définitive.
Toujours est-il que le règlement d’un différend par voie d’arbitrage aboutit, comme nous le confirme notre spécialiste, « seulement par une sentence condamnant l’Etat au paiement du dommage sous forme de réparation pécuniaire ». En revanche, même fort d’une sentence favorable, l’Etat n’est pas encore au bout de ses surprises pour le recouvrement du montant. « Déjà, la procédure d’ « exequatur » va se révéler marathonienne et l’investisseur qui a succombé inventera toute forme de chicanes pour empêcher l’exécution de la sentence », renchérit-il. Il s’agira pour ce dernier d’organiser soigneusement son insolvabilité, de rendre ses biens introuvables, de rapatrier tous ses actifs avant le prononcé de la sentence…

Il s’y ajoute un risque politique majeur entre l’Etat hôte et celui de l’investisseur qui viendra en secours à son compatriote.
 
Le CIRDI ?
 
Le CIRDI est une juridiction d’arbitrage international spécialisée dans les différends entre investisseurs étrangers et États. En acceptant de soumettre le différend à cette instance, Woodside montre qu'elle considère que le différend dépasse le cadre d’un simple désaccord fiscal local. Le Sénégal, en tant qu’État membre du CIRDI, est lié par les règles du Centre une fois qu’un différend est enregistré. Cela peut neutraliser temporairement les mesures de recouvrement en cours, selon l’évolution de la procédure.

Sauf que, Après vérification, il n'existe pas de Traité bilatéral d'investissement (TBI) en vigueur entre le Sénégal et l'Australie. Le Sénégal a conclu 29 TBI, dont 21 seraient en vigueur, mais aucun n'est répertorié avec l'Australie. Par conséquent, un investisseur australien ne peut pas invoquer un TBI spécifique pour engager un arbitrage d'investissement contre le Sénégal. Cependant, un investisseur peut envisager d'autres mécanismes, tels que des accords multilatéraux ou des conventions d'arbitrage ad hoc, pour résoudre un différend. En l'absence de TBI, la possibilité d'arbitrage dépendrait des dispositions contractuelles spécifiques ou d'autres instruments juridiques applicables. Les CRPP, comme celui de Sangomar, contiennent généralement des clauses d’arbitrage. Le litige pourrait remettre en cause certaines clauses du contrat si elles sont jugées déséquilibrées ou imprécises, surtout à la lumière du discours politique actuel au Sénégal.
 
Arbitrage fiscal, arbitrage d’investissement
 
Les deux notions utilisent le mot arbitrage, mais elles renvoient à des réalités très différentes, surtout en droit et en économie. Toutefois, un contentieux fiscal peut bien donner lieu à un arbitrage d’investissement, si et seulement si le différend porte sur une violation des engagements pris par l’État dans un traité d’investissement. Mais ce n’est pas automatique.

Un différend fiscal devient arbitrable au titre d’un arbitrage d’investissement dans les cas où il existe un TBI (traité bilatéral d’investissement), ou un accord contenant une clause d’arbitrage ouverte aux différends fiscaux ou assimilables ; l’investisseur prétend que l’action fiscale constitue soit une expropriation déguisée (ex. : redressement fiscal massif et arbitraire), une violation du traitement juste et équitable (FET), une discrimination fondée sur la nationalité, ou une non-observation des engagements contractuels ou légaux de l’État ; ou encore l’investisseur prouve que le différend dépasse la simple application technique du droit fiscal, et s’inscrit dans un comportement abusif ou illégal de l’État. Les exemples de cas d’arbitrage d’investissement fondé sur un différend fiscal ne manquent pas : Occidental Petroleum c. Équateur (CIRDI) : le gouvernement a annulé un contrat pétrolier et imposé un redressement fiscal. L’entreprise a invoqué l’expropriation. Le CIRDI a jugé que le différend fiscal relevait bien de l’arbitrage d’investissement ; ou encore Vodafone c. Inde (affaire très connue) portant sur un contentieux fiscal énorme suite à une acquisition. Bien que la nature soit fiscale, la société aurait pu mobiliser un traité d’investissement selon certains experts.

Toutefois, tous les TBI ne couvrent pas les différends fiscaux, certains les excluent expressément (notamment les clauses de « carve-out fiscal »). Autrement dit, même en présence d’un traité, les tribunaux arbitraux sont prudents. ils n’interviennent pas dans la simple application du droit fiscal national, sauf en cas de comportement abusif ou discriminatoire de l’État.

Dans le cas d'espèce (par ex. Sénégal vs Woodside, si Woodside estime que les mesures fiscales du Sénégal (ex : redressement, retrait d’exonérations, taxation rétroactive) violent un TBI ; équivalent à une expropriation déguisée, ou constituent un traitement discriminatoire, alors elle peut bien saisir un tribunal arbitral international, même si le litige est à la base , fiscal.
 
Stabilité juridique vs souveraineté fiscale

La question centrale dans ce dossier devient : « Jusqu'où un État peut-il exercer sa souveraineté fiscale sans violer les engagements contractuels ou internationaux ? » Le cas Woodside pourrait créer un précédent sur la marge de manœuvre d’un pays pour revoir ses recettes fiscales après l’attribution de concessions minières ou pétrolières. Par ailleurs, un arbitrage contre un État peut provoquer un climat d’incertitude, en particulier si le différend porte sur la fiscalité ou les conditions contractuelles. Même si le Sénégal veut récupérer davantage de revenus, cela pourrait freiner les investissements si les entreprises perçoivent un risque d’instabilité juridique.

Le projet Sangomar représente un investissement de plus de 5 milliards de dollars et sa bonne marche est cruciale pour les revenus futurs du Sénégal. Tout retard lié à ce litige ou à une perception de “risque politique” pourrait repousser les recettes attendues ou augmenter les coûts de financement pour le pays. Si les entreprises estiment que les règles changent de manière imprévisible, cela pourrait nuire à la stabilité du secteur extractif.

Ce contentieux illustre un point de tension classique dans les pays en développement riches en ressources naturelles : comment augmenter les retombées économiques locales sans décourager l’investissement étranger ? Le Sénégal marche donc sur une ligne fine : il cherche à affirmer sa souveraineté économique, tout en maintenant un cadre crédible et attractif pour les partenaires privés.
 Malick NDAW
Actu-Economie


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