Pourquoi l’Ukraine mérite un allègement de dette

Vendredi 10 Juillet 2015

Par-dessus ses nombreux autres problèmes, l'Ukraine se trouve maintenant dans une épreuve de force avec ses créanciers. Les investisseurs qui détiennent des obligations à haut rendement – dont beaucoup ont acheté à des prix bradés après l'annexion de la Crimée par la Russie l'année dernière – exigent d’être payés en totalité. Le gouvernement de l'Ukraine, pour sa part, fait valoir que les difficultés financières du pays – en particulier les effets économiques du conflit et le plongeon de la valeur de la hryvnia – ont rendu insoutenable le fardeau de sa dette.


Pourquoi l’Ukraine mérite un allègement de dette
Le résultat de cette confrontation pourrait tout autant déterminer l'avenir de l'Ukraine que la confrontation militaire avec la Russie. Les développements récents ont mis le pays sur une voie qui aurait été inimaginable jusqu'à très récemment. Pour la première fois dans l'histoire post-soviétique de l'Ukraine, le pays a un gouvernement qui est prêt et capable de mener à bien une véritable réforme. Les progrès de l'Ukraine, cependant, ne pourraient pas être plus fragiles. Sans une certaine forme d'allégement de la dette, ils pourraient facilement être perdus.
Il y a un peu plus d'un an, l'Ukraine ne disposait ni d’un président élu ni d'un parlement représentatif en état de fonctionnement. Le paysage politique était profondément fragmenté. La société civile avait été stimulée par la révolution de Maidan qui a renversé l'ancien président Viktor Ianoukovitch, mais l’agitation et l’incertitude étaient à leur comble. Le débat sur l'accord d'association avec l'Union européenne, ainsi que la rébellion soutenue par la Russie à l'est, avaient attisé les tensions à propos de distinctions qui, auparavant, n’avaient joué que peu ou pas de rôle dans la vie des gens.
Mais depuis les élections parlementaires d’octobre, l'Ukraine a commencé à se ressaisir. L'intervention de la Russie a eu, dans une certaine mesure, l'effet inverse de celui escompté, renforçant le soutien pour une orientation européenne. L’est de l'Ukraine a certes voté différemment du reste du pays, mais l'écrasante majorité des électeurs se sont prononcés en faveur de l'Europe. L'électorat a également dit non aux formes les plus virulentes de nationalisme, laissant les partis d'extrême-droite marginalisés.
Le résultat des élections a été la formation d'un gouvernement de coalition de cinq partis. Bien que d'apparence fragile, il a remarquablement bien résisté. Certains de ses membres ont affiché de préoccupantes tendances populistes, mais une analyse des habitudes de vote parlementaires indique que, jusqu'ici, la coalition a pu s’accorder, même sur des questions très difficiles. Le gouvernement a, entre autres, relevé les tarifs sur le gaz de 450% (en partant de niveaux absurdement bas). Les dissensions ont été relativement modérées.
En conséquence, les principales institutions de l'Ukraine sont en train de connaitre des changements fondamentaux. La banque centrale – dans le passé aux mains des oligarques du pays, fournissant des informations privilégiées sur les taux de change et les liquidités en échange de pots de vin – a été mise sous le commandement d'un gouverneur engagé à réformer, entouré d’une équipe de plus en plus professionnelle. Le monopole de l'énergie Naftogaz, précédemment un cloaque de transactions illicites, a réussi en un an l'impossible : rendre l’Ukraine pratiquement indépendante de la livraison directe de gaz en provenance de la Russie pendant au moins un an.
La réalisation sans doute la plus importante de l'Ukraine concerne la mise en place du Conseil national de réforme. Initialement conçu pour coordonner les réformes dans tous les ministères et suivre leur mise en œuvre, il est devenu un outil important pour discuter et assurer la cohérence entre les différentes branches du gouvernement. Ce dernier rôle est particulièrement important, étant donné l'ambiguïté constitutionnelle créée par le retour vers un système parlementaire et la cohabitation délicate entre le Président Petro Porochenko et le Premier ministre Arseni Iatseniouk au sein du gouvernement. Les réunions ont lieu toutes les trois semaines et réunissent le Président, le Premier ministre et l'ensemble de son cabinet, fournissant un forum où les tensions peuvent être discutées et apaisées.
Entre les réunions, le bureau spécial pour la gestion des projets du Conseil assiste les ministères dans la préparation et la mise en œuvre des réformes clés. Avec le soutien de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, de l’International Renaissance Fondation financée par George Soros  et de l'assistance bilatérale du gouvernement suédois, entre autres, le bureau a été en mesure d'embaucher du personnel aux salaires du marché, conduisant à une amélioration de la qualité de l’administration du gouvernement.
Le gouvernement de l'Ukraine a également bénéficié de l'expertise de dirigeants du secteur privé. Le chef adjoint de l'administration présidentielle Dmytro Shymkiv, qui a conduit le Conseil national de réforme, était le PDG de Microsoft Ukraine. Le ministre des Finances Natalie Jaresko et le ministre du Développement économique et du Commerce Aivaras Abromavicius étaient tous deux banquiers d'investissement (aucun des deux n’était citoyen ukrainien au moment de rejoindre le gouvernement). Le ministre de l'Infrastructure Andriy Pivovarsky, également un ancien banquier d'investissement, était plus récemment le directeur général de Continium, l'un des plus grands holdings du pays. Chacun a joué un rôle clé dans la promotion du programme de réforme, travaillant pour des salaires qui sont de plusieurs ordres de grandeur inférieurs à ce qu'ils gagnaient auparavant. Certains ont même recruté du personnel en utilisant leur propre argent.
Pendant ce temps, les programmes ambitieux des ministres du gouvernement et de l'administration présidentielle sont étroitement surveillés par une société civile énergique. Comme Soros l’a noté, l'Ukraine présente probablement la société civile la plus active en Europe. Un des nouveaux projets les plus intéressants du pays est VoxUkraine, une plateforme de blogs mis en place par deux professeurs d'économie ukrainiens basés aux Etats-Unis, Yuriy Gorodnichenko  et Timofiy Mylovanov. Ils défendent la prise de décision moderne, fondée sur des preuves, et apportent constamment de nouvelles façons de contester le gouvernement et ses hypothèses de manière constructive.
Malgré tous ces progrès, cependant, de nombreux de facteurs continuent à jouer contre le pays. Le gouvernement mène au moins deux guerres simultanément – affrontant une oligarchie profondément enracinée tout en essayant de repousser son voisin oriental hostile. De nouveaux troubles – sous la forme d'une économie en déclin rapide – est quelque chose que le pays ne peut pas tout simplement pas se permettre.
Les enjeux ne pourraient être plus élevés. Pour la première fois depuis que le pays a obtenu son indépendance en 1992, l'Ukraine a un cap clair et un gouvernement capable de soutenir la réforme. Il y a des signes que la mainmise des oligarques commence à se desserrer, en partie à cause de conflits internes entre eux. L'UE et les États-Unis travaillent pour aider à résoudre le conflit avec la Russie. Les créanciers privés de l'Ukraine doivent maintenant faire leur part, reconnaissant la situation économique et politique du pays et acceptant une décote sur leurs obligations. Ni l'économie ukrainienne, ni son système politique, ne peut se permettre qu'il en soit autrement.
Traduit de Timothée Demont
Erik Berglof, Professeur et Directeur de l’Institute of Global Affairs de la London School of Economics, est un ancien économiste en chef de la BERD.
© Project Syndicate 1995–2015
 
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