Mettre un terme à la guerre en Syrie

Jeudi 10 Mars 2016

La Syrie est actuellement la plus grande catastrophe humanitaire au monde et, du point de vue géopolitique, le conflit le plus dangereux de la planète. Les Syriens sont emportés dans un bain de sang, qui a fait plus de 400 000 morts et déplacé dix millions de personnes.


De violents groupes djihadistes, soutenus par des parrains extérieurs, ravagent sans pitié le pays et s’attaquent aux populations. Toutes les parties en conflit – le régime du président Bachar Al-Assad, les forces anti-Assad soutenues par les États-Unis et leurs alliés, ainsi que l’État islamique – ont commis et continuent de commettre de graves crimes de guerre.
Il est temps de trouver une solution. Mais celle-ci doit s’articuler à une analyse transparente et réaliste des causes premières de la guerre.
En voici d’abord la chronologie. En février 2011, des manifestations pacifiques se sont tenues dans les grandes villes du pays, dans le contexte du phénomène régional qualifié de « printemps arabe ». Le régime d’Assad a réagi par une combinaison variable de répression violente (il a tiré sur les manifestants) et d’ouvertures vers des réformes. Très vite, la violence est montée. Les opposants d’Assad ont accusé le régime d’utiliser sans retenue la force contre des civils, tandis que le gouvernement a pris pour preuve de la présence de djihadistes violents parmi les manifestants les morts de soldats et de policiers.
Il paraît probable que dès mars ou avril 2011, des combattants sunnites anti-régime et des armes aient commencé d’entrer en Syrie par les pays voisins. De nombreux récits de témoins oculaires font état de djihadistes étrangers engagés dans des attaques violentes contre des policiers. Ces témoignages sont toutefois difficiles à confirmer, surtout cinq ans plus tard.
Les États-Unis et leurs alliés régionaux ont tenté d’écarter Assad du pouvoir au printemps 2011, pensant qu’il tomberait aussi rapidement que Hosni Moubarak en Égypte ou que Zine El-Abidine Ben Ali en Tunisie. De nombreux observateurs assurent que le Qatar a financé l’agitation contre le régime en Syrie et utilisé la chaîne de télévision Al Jazeera pour renforcer de par le monde le sentiment anti-Assad, affirmations difficiles à établir une fois pour toutes.
Les États-Unis ont étranglé commercialement le régime et lui ont imposé des sanctions financières. La Brookings Institution, baromètre de la position officielle, a réclamé le départ d’Assad, et la propagande anti-Assad s’est emparée des médias américains (jusqu’alors, Assad était vu par ces mêmes médias comme un dirigeant relativement modéré, quoiqu’autoritaire, et Hillary Clinton, lorsqu’elle était secrétaire d’État, notait, en mars 2011, que beaucoup le considéraient au Congrès comme un réformateur.)
Le déclenchement de la guerre peut être daté du 18 août 2011, lorsque le président Barack Obama et Mme Clinton ont déclaré qu’« Assad d[evait] partir ». Jusqu’à cette date, il était encore possible de contenir la violence. On comptait peut-être 2 900 morts (selon un décompte effectué par des opposants au régime).
Après le mois d’août, le nombre de morts s’est considérablement accru. On dit parfois que les États-Unis n’ont pas alors réagi avec fermeté. Les ennemis politiques d’Obama l’attaquent généralement pour sa faiblesse, non pour ses réactions excessives. Mais les États-Unis ont manœuvré, de fait, pour renverser Assad, même s’ils ont été le plus souvent discrets ou ont agi par alliés interposés, à savoir, essentiellement, en s’appuyant sur l’Arabie saoudite et sur la Turquie (alors qu’aucun de ces deux pays n’avait véritablement besoin d’encouragements pour intervenir). La CIA et l’Arabie saoudite ont coordonné en sous-main leurs actions.
Certes, la chronologie de la guerre ne l’explique pas. Il nous faut, pour cela, examiner les motivations des principaux acteurs. Tout d’abord, la guerre en Syrie est une guerre par procuration, impliquant surtout les États-Unis, la Russie, l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Iran. Les États-Unis et leurs alliés – l’Arabie saoudite et la Turquie – ont lancé la guerre en 2011 afin de renverser le régime d’Assad. L’alliance américaine s’est heurtée à une opposition de plus en plus vive de la Russie et de l’Iran, dont l’armée par procuration, le Hezbollah libanais, combat aux côtés des troupes gouvernementales.
C’est précisément la dépendance du régime d’Assad à ses soutiens russes et iraniens qui a déterminé l’intérêt des États-Unis à son départ. Le renversement d’Assad, pensaient les responsables américains de la sécurité, affaiblirait l’Iran, discréditerait le Hezbollah et restreindrait le champ d’action géopolitique de la Russie.
Les alliés des Américains, qui comprennent la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar, voyaient positivement le remplacement du régime alaouite en Syrie par une direction sunnite (les alaouites sont une branche de l’islam chiite). Une telle issue, pensaient-ils, affaiblirait aussi leur concurrent régional, l’Iran, et réduirait d’une façon générale, l’influence chiite au Moyen-Orient.
En croyant qu’Assad serait facilement renversé, les États-Unis se sont laissés prendre au piège de leur propre propagande – et ce n’est pas la première fois. Le régime se heurtait à une opposition profonde, mais disposait aussi de soutiens intérieurs considérables. Il pouvait en outre compter sur de puissants alliés, et particulièrement sur l’Iran et la Syrie. Il était naïf d’imaginer qu’aucun d’eux ne réagirait.
L’opinion devrait prendre la mesure de la guerre sale menée par la CIA. Les États-Unis et leurs alliés ont inondé la Syrie de djihadistes sunnites, tout comme ils l’avaient fait en Afghanistan dans les années 1980 avec les moudjahidines qui deviendraient plus tard Al-Qaida. L’Arabie saoudite, la Turquie, le Qatar et les États-Unis ont régulièrement soutenu certains des groupes djihadistes les plus violents, jugeant, avec cynisme à défaut de clairvoyance, que ces forces effectueraient à leur place le sale travail et qu’elles pourraient être ensuite, d’une façon ou d’une autre, poussées vers la sortie.
À en croire les grands médias américains et européens, l’intervention militaire russe en Syrie est une trahison et traduit des visées expansionnistes. La vérité est différente. Les États-Unis ne sont autorisés par la charte des Nations unies ni à organiser une alliance, ni à financer des mercenaires, ni à introduire clandestinement des armes lourdes pour renverser le gouvernement d’un pays tiers. La Russie, en l’espèce, réagit plus qu’elle n’agit. Elle répond aux provocations des États-Unis contre son allié.
Mettre un terme à la guerre requiert la reconnaissance de six principes. Premièrement, les États-Unis doivent cesser les opérations, clandestines ou déclarées, visant à renverser le gouvernement syrien. Deuxièmement, le Conseil de sécurité des Nations unies doit veiller au cessez-le-feu, et appeler tous les pays engagés dans le conflit, qui comprennent les États-Unis, la Russie, l’Arabie saoudite, la Turquie, le Qatar et l’Iran, à cesser d’armer et de financer des forces militaires en Syrie.
Troisièmement, les activités paramilitaires doivent cesser, y compris celles des soi-disant « modérés » soutenus par les États-Unis. Quatrièmement, les États-Unis et la Russie – ainsi, bien sûr que le Conseil de sécurité des Nations unies – doivent tenir le gouvernement syrien pour entièrement responsable de la cessation de ses actions punitives contre les opposants au régime.  Cinquièmement, la transition politique doit se mettre en place progressivement, en construisant la confiance de toutes les parties, plutôt que dans une course arbitraire et déstabilisatrice à des « élections libres ».
Enfin, les États du Golfe, la Turquie et l’Iran doivent être poussés à négocier face à face un cadre régional qui puisse garantir une paix durable. Arabes, Turcs et Iraniens ont vécu ensemble pendant des millénaires. C’est à eux, et non aux puissances extérieures, qu’il revient d’ouvrir la voie vers un ordre stable dans la région.
Traduction François Boisivon
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur de politique et de gestion sanitaires et directeur de l’Institut de la Terre à l’université Columbia. Il dirige également le Réseau des solutions pour le développement durable des Nations unies.
 
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