Le jeu politique italien et l’avenir de l’Europe

Lundi 23 Avril 2018

Au moment où les États-Unis sont sur le point d’abdiquer leur rôle de dirigeant mondial, où la Chine prend son essor et où la Russie hésite encore entre coopération et confrontation, l’Union européenne doit plus que jamais montrer son unité pour affirmer ses valeurs et défendre ses intérêts.


L’UE, divisée, n’est qu’un simple spectateur de la confusion géopolitique planétaire. Unie, elle peut jouer un rôle essentiel sur la scène du monde, car elle constitue une combinaison inégalée de prospérité, de démocratie, d’attention à l’environnement, d’innovation et de justice sociale. Que l’UE regagne une certaine unité d’action ou qu’elle se laisse entraîner dans la spirale des désordres dépend de ce qui est en train de se passer en Italie.
Le rôle clé de l’Italie est lié à sa position d’une part sur la ligne de fracture géographique entre la prospérité de l’Europe du Nord et la crise de l’Europe du Sud, d’autre part sur la faille intellectuelle et émotionnelle entre l’Europe ouverte et celle qui est retombée dans le piège du nationalisme, des préjugés et de la peur. L’Italie se tient aussi sur une faille politique, puisqu’un nouveau parti contestataire, le Mouvement 5 étoiles (M5S), partage la scène politique avec la Ligue, parti d’extrême-droite anti-immigrants et anti-européen, et le Parti démocrate (PD), de centre-gauche, pro-européen mais très affaibli.
Les contestataires du M5S sont arrivés en tête lors des élections législatives du 4 mars, obtenant le stupéfiant résultat de 33% des suffrages, tandis que le PD en obtenait 19% et la Ligue 17%. Les conséquences de cette victoire indiscutable du M5S nourrissent un débat animé en Italie et à travers l’Europe.
Dans toute l’Europe, les partis traditionnels de centre-gauche et de centre-droit, pro-européens, perdent des électeurs. Tout comme en Italie, les partis nationalistes anti-européens, comme la Ligue, en gagnent, et les contestataires antisystème comme le M5S – par exemple Podemos en Espagne et Syriza en Grèce – parviennent soit à prendre le pouvoir, soit à arbitrer entre les partis traditionnels pro-européens et les partis nationalistes anti-européens.
Il y a trois raisons à ce changement du jeu politique européen. La première et peut-être la moins reconnue est une politique américaine désastreuse durant toute une génération au Moyen-Orient et en Afrique. Après la fin de la guerre froide, au début des années 1990, les États-Unis et leurs alliés locaux ont cru établir leur hégémonie politique et militaire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord en déclenchant des guerres menées sous leur direction, visant à des changements de régime, que ce soit en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye ou ailleurs. Une violence et une instabilité chroniques en ont résulté, créant d’immenses flux de réfugiés vers l’Europe, qui ont retourné le jeu politique dans les États-membres de l’Union les uns après les autres.
La deuxième raison est le sous-investissement chronique dont souffre aujourd’hui l’Europe, notamment dans le secteur public. Sous la pression de son ancien ministre des Finances, Wolfgang Schäuble, une Allemagne suffisante et forte de ses succès économiques a bloqué à l’échelle européenne la part de la croissance tirée par les investissements et institué dans la zone euro une prison pour dettes, où la Grèce a été enfermée, ainsi que toute une aire de démoralisation et de stagnation pour la plupart des pays d’Europe du Sud et de l’Est. Avec une politique économique européenne cantonnée à l’austérité, il n’est pas difficile de voir pourquoi le populisme s’est enraciné.
La troisième raison est structurelle. L’Europe du Nord innove, ce qui n’est pas le cas, dans l’ensemble, de l’Europe du Sud et de l’Est, ou du moins à un rythme nettement plus lent. L’Italie est à cheval entre ces deux pôles de l’Europe : un Nord dynamique et un Sud (le Mezzogiorno) où le malaise est récurrent. C’est une histoire ancienne, mais qui dure toujours. Elle permet d’expliquer les lignes de fracture du jeu politique européen. La victoire du M5S est particulièrement nette dans ce Sud italien en stagnation.
Mes préférence politiques vont à la social-démocratie. Ce sont des conservateurs comme Schäuble que je tiens pour responsables d’avoir précipité les électeurs dans les bras des partis populistes. Mais beaucoup trop de dirigeant sociaux-démocrates traditionnels ont tranquillement emboîté le pas à Schäuble. Je reproche aussi à la chancelière Angela Merkel et à d’autres dirigeants européens de ne pas avoir été capables d’élever suffisamment la voix contre les guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Les dirigeants européens auraient dû se montrer beaucoup plus énergiques aux Nations unies dans leur opposition à la politique d’hégémonie américaine au Moyen-Orient, dont les populations déplacées en masse et les mouvements de réfugiés sont au nombre des effets catastrophiques.
Les partisans d’une Europe forte et énergique – parmi lesquels je me compte assurément – devraient inciter les partis contestataires à joindre leurs forces avec celles des partis traditionnels affaiblis de la social-démocratie, afin d’encourager le développement durable, l’innovation et la croissance soutenue par l’investissement, pour bloquer la route aux coalitions anti-européennes. Ou, comme en Allemagne, ils devraient pousser la grande coalition des partis de centre-gauche et de centre-droit à faire preuve de beaucoup plus d’énergie et à favoriser l’investissement à l’échelle européenne, non seulement pour des questions de bon sens économique mais aussi pour combattre le nationalisme d’extrême-droite. Ou encore, comme en France, ils devraient saluer la fusion de pro-européens traditionels et de contestataires réalisée par La République en marche !, le parti du président Emmanuel Macron. Ce type de conjonctions pro-européennes donnent à l’Europe du temps pour réformer ses institutions, définir une politique étrangère commune, et amorcer une croissance verte, soutenue par l’investissement et l’innovation, infiniment préférable à l’austérité et à l’autosatisfaction.
Les partis sociaux-démocrates traditionnels fuient pourtant la plupart du temps les nouveaux partis contestataires, qu’ils considèrent comme populistes, irresponsables, opportunistes et malhonnêtes. C’est ce point de vue qui prévaut chez les responsables du Parti démocrate italien, lesquels rejettent toute coalition avec le M5S. C’est compréhensible : les nouveau-venus ont sévèrement battu le PD dans les urnes, en utilisant souvent des promesses populistes et maximalistes. Mais les sociaux-démocrates s’étaient montrés bien mous et s’étaient même tus face à l’austérité prônée par Schäuble et aux guerres irresponsables menées par les États-Unis. Les partis sociaux-démocrates traditionnels devront regagner leur dynamisme et leur goût des prises de risque pour remporter à nouveau des élections où ils pourront se présenter comme de vrais partis progressistes.
L’enjeu en Italie est considérable. Dans une Europe politiquement et géographiquement divisée, le jeu politique italien peu faire pencher la balance. Une Italie pro-européenne gouvernée par une coalition du M5S et du PD pourrait se joindre à la France et à l’Allemagne pour réformer l’UE, retrouver en politique étrangère une voix forte face aux États-Unis, à la Russie et à la Chine, et mettre en place une stratégie de croissance verte fondée sur l’innovation.
Pour construire une telle coalition, le M5S serait tenu d’adopter un programme économique responsable et clairement défini, et le Parti démocrate, de son côté, devrait accepter de devenir le partenaire minoritaire d’une force contestataire qui n’a pas fait ses preuves. Il serait possible d’instaurer la confiance mutuelle en confiant au PD le décisif ministère des Finances, tandis que le M5S choisirait le Premier ministre.
Il n’est guère étonnant que l’absolument dangereux Stephen Bannon, ancien conseiller du président des États-Unis Donald Trump, se soit précipité en Italie pour encourager le M5S et la Ligue à former une coalition, qu’il a qualifiée  de « rêve suprême », car elle briserait l’Union européenne. Cela devrait suffire à rappeler aux Italiens l’importance d’une coalition pro-européenne, qui rejettera de si tristes cauchemars.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Jeffrey D. Sachs, professeur à l’université Columbia, est directeur du Centre pour le développement durable de Columbia et du Réseau de solutions pour un développement durable des Nations unies.
© Project Syndicate 1995–2018
 
chroniques

chroniques | Editos | Analyses




En kiosque.














Inscription à la newsletter