Enseigner le dynamisme économique : Par Edmund S. Phelps

Mardi 9 Septembre 2014

NEW YORK – Les chefs d’entreprise aiment à dire que le décalage croissant entre les matières enseignées et les compétences demandées par le marché du travail est l’une des principales causes d’un chômage élevé et de la faible croissance dans la plupart des pays. De leur côté, les gouvernements semblent convaincus que la meilleure manière de combler cet écart est d’augmenter le nombre d’étudiants visant un diplôme dans les matières scientifiques (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques). Ont-ils raison ?


Edmund S. Phelps, lauréat du Prix Nobel d’économie, est directeur du Centre de recherches sur le capitalisme et la société à l’université Columbia et doyen de la Newhuadu Business School.
Edmund S. Phelps, lauréat du Prix Nobel d’économie, est directeur du Centre de recherches sur le capitalisme et la société à l’université Columbia et doyen de la Newhuadu Business School.
En bref, la réponse est non. En fait, les deux principaux arguments étayant l’idée qu’une éducation inadéquate explique les mauvaises performances économiques sont faibles, au mieux.
 
Le premier argument veut que l’absence de travailleurs qualifiés empêche les entreprises d’investir dans des équipements plus pointus. Mais ce n’est pas ainsi que se produit en général le développement économique. Au contraire, les entreprises commencent par investir et ensuite, soit les travailleurs réagissent à la possibilité d’obtenir un meilleur salaire en acquérant, à leurs frais, les compétences nécessaires, soit les entreprises offrent une formation adéquate à leurs salariés actuels et futurs.
 
Le second argument défend l’idée qu’il est de plus en plus difficile pour les Etats-Unis et d’autres pays avancés d’égaler les gains qu’ont réalisés les pays en développement en investissant massivement dans de meilleurs équipements et en mettant l’accent sur l’enseignement supérieur et la formation professionnelle. Mais, une fois de plus, cette notion va à l’encontre de la dynamique traditionnelle des échanges commerciaux qui veut que le succès d’un pays n’implique pas des difficultés pour un autre.
 
En théorie, il serait bien sûr envisageable qu’une transition simultanée de plusieurs pays vers un enseignement secondaire et supérieur axé sur les matières scientifiques – entraînant d’importants gains de productivité concomitants – puisse diminuer la compétitivité d’une économie qui n’aurait pas opéré cette transition. Mais ce scénario n’est guère probable, en tous cas dans un avenir prévisible.
 
A vrai dire, la prolifération d’universités hautement spécialisées en Europe n’a en rien stimulé la croissance économique ou l’emploi. Et la conversion d’universités polyvalentes en instituts spécialisés en sciences et technologies en Union soviétique et en Chine communiste n’a en rien empêché un désastre économique dans ces pays. (Les meilleures universités chinoises proposent aujourd’hui des programmes sur deux ans qui s’inspirent de ceux qu’offrent les facultés américaines de culture générale).
 
Mais l’idée d’une éducation uniquement axée sur les matières scientifiques est plus fondamentalement biaisée parce qu’elle envisage l’économie comme une équation. Dans cette logique, la création d’emploi revient à placer les individus dans des créneaux identifiables et la croissance économique repose sur l’accroissement du capital humain ou physique ainsi que sur l’exploitation des progrès scientifiques. C’est un bien sombre tableau de l’économie moderne et un schéma directeur déprimant pour l’avenir.
 
Pour établir la fondation d’un avenir basé sur les idées et l’invention, les entreprises et les gouvernements doivent examiner comment des méthodes pionnières  et de nouveaux produits sont apparus dans des économies parmi les plus novatrices de l’histoire : le Royaume-Uni et les Etats-Unis dès 1820, et l’Allemagne et la France plus tard dans le courant du XIXe siècle. Dans ces économies, l’innovation ne fut pas liée au progrès scientifique, mais au dynamisme de leurs populations – à leurs désir, capacité et latitude de créer – et le fait qu’elles aient accepté que le secteur financier les décourage d’emprunter des voies peu prometteuses.
 
Le fait que les idées novatrices sont essentiellement dues au dynamisme des individus dément la conclusion que toutes les économies ont besoin d’un enseignement axé sur les matières scientifiques. Si une telle éducation peut profiter à certaines économies, la plupart des pays avancés ont déjà des capacités suffisantes dans ces domaines pour tirer parti des technologies étrangères et en concevoir de nouvelles.
 
Ce dont les économies ont réellement besoin est d’un nouvel élan de dynamisme. Le problème est que les économies historiquement les plus novatrices ont perdu une grande partie de leur ancien dynamisme, même si elles maintiennent un certain avantage au plan des médias sociaux et des secteurs de haute technologie. Et d’autres – l’Espagne et les Pays-Bas par exemple – n’ont jamais été très dynamiques. Par ailleurs, les économies émergentes qui sont censées combler ce déficit – en particulier la Chine – n’ont pas encore atteint le niveau d’innovation qui compenserait le déclin des gains que présentaient les transferts de technologie.
 
En d’autres termes, les économies ne font plus aujourd’hui preuve de créativité et d’innovation. Les marchés du travail n’ont pas seulement besoin d’une plus grande expertise technique ; ils requièrent également un nombre croissant de compétences relationnelles, comme la capacité à avoir de l’imagination, à trouver des solutions créatives à des problèmes complexes et à s’adapter à des circonstances et à des contraintes nouvelles.
 
C’est cela que les études doivent enseigner aux jeunes. Plus spécifiquement, les étudiants doivent être exposés – et apprendre à apprécier – les valeurs modernes associées à l’individualisme, une notion apparue vers la fin de la Renaissance et qui a continué à gagner du terrain jusqu’au début du XXe siècle. Tout comme ces valeurs ont alimenté le dynamisme dans le passé, elles peuvent donner une nouvelle impulsion aux économies aujourd’hui.
 
Une première étape nécessaire est de rétablir l’enseignement des Lettres dans les programmes du secondaire et universitaires. Étudier la littérature, la philosophie et l’histoire incitera les jeunes à ambitionner une vie riche et intense, qui comprenne des contributions créatives et novatrices à la société. L’étude des Classiques donnera plus aux jeunes qu’un éventail étroit de connaissances ; elle formera leurs perceptions, leurs ambitions et leurs capacités par des perspectives nouvelles et vivifiantes. Dans mon ouvrage Mass Flourishing, je cite quelques personnalités de premier plan qui incarnent et inspirent à la fois les valeurs modernes.
 
Les Lettres décrivent l’émergence du monde moderne. Tous les pays du monde peuvent tirer profit des Lettres pour développer ou ressusciter les économies qui ont tiré cette émergence, tout en aidant les individus à mener une vie plus productive et enrichissante.
 
Traduit de l’anglais par Julia Gallin
 
Edmund S. Phelps, lauréat du Prix Nobel d’économie, est directeur du Centre de recherches sur le capitalisme et la société à l’université Columbia et doyen de la Newhuadu Business School. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Rewarding Work (Rémunérer le travail) et Mass Flourishing.
 
Copyright: Project Syndicate, 2014.
www.project-syndicate.org

 
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