Réduire les tensions entre dette et climat

Mardi 18 Avril 2023

Le pivotement soudain et presque synchronisé de la plupart des grandes banques centrales du monde vers un relèvement des taux d’intérêt a permis de saisir toute l’acuité des tensions entre croissance et inflation auxquelles sont aujourd’hui confrontés la plupart des pays et des arbitrages que ceux-ci doivent rendre.


Mais il a mis au jour un autre défi économique majeur, la tâche herculéenne qui consiste à équilibre la soutenabilité de la dette, d’une part, et le ralentissement du changement climatique ainsi que l’adaptation à celui-ci, d’autre part. C’est un défi formidable pour les pays du Sud global, qui voient le coût du service extérieur de la dette réduire leurs marges budgétaires et leur capacité à mener des actions en faveur du climat.

Le réchauffement mondial s’intensifie et ses répercussions négatives sont ressenties de façon disproportionnée dans les économies à faible revenu, vulnérables aux changements climatiques. Alors que ce sont précisément les pays qui ont le moins contribué à la catastrophe climatique en route, ils se trouvent en première ligne d’une crise qui, en augmentant la fréquence et la probabilité d’importantes contractions de l’économie, pose au développement un risque majeur à long terme. Ainsi les coûts sociaux et économiques des inondations qu’a connues le Pakistan en 2022 sont-ils estimés à une perte de 2,2 % de son PIB.

Tandis qu’un resserrement monétaire agressif accule un nombre croissant de pays à la détresse financière ou les en rapproche, la lutte contre les changements climatiques devient de plus en plus rude. Heureusement, on voit émerger des solutions novatrices de financement s’appuyant sur la défense de la nature, qui pourraient contribuer prévenir des développements plus graves tant de la crise du climat que de celle de la dette. Ainsi les échanges de créances contre des projets de préservation de l’environnement (debt-for-nature swaps) permettent-ils aux pays qui les pratiquent de restructurer leur dette à des taux inférieurs ou de repousser leurs échéances, les gains étant dirigés vers des projets de réduction des émissions carbonées.

L’intérêt pour des instruments de financement de solutions fondées sur la nature traduit aussi bien l’évolution planétaire vers un engagement plus net en faveur de la décarbonation que la nécessité d’augmenter les investissements liés au climat dans les économies à faible revenu, accablées par les hausses vertigineuses du coût de l’emprunt. Les marges budgétaires pour ces investissements à grande échelle et à long terme sont tout simplement inexistantes – presque 60 %  des pays en développement vulnérables aux changements climatique encourent aussi un risque considérable de crise budgétaire.

C’est notamment le cas du Ghana, qui dépensait plus de 50 %  de ses recettes publiques au service de sa dette extérieure et a maintenant fait défaut. Les obligations d’État ghanéennes à dix ans, à échoir en 2029, s’échangent à plus de 28 %, ce qui signifie que le pays n’a plus accès aux marchés financiers. De plus en plus de gouvernements pourraient éprouver des difficultés à se refinancer, ce qui sape leur capacité à répondre aux besoins urgents de leur développement, auxquels s’ajoutent ceux qui sont induits par la crise climatique, notamment par les catastrophes liées aux conditions météorologiques extrêmes et par l’insécurité alimentaire.

Les pays à faible revenu sont les plus durement frappés. Selon les estimations des Nations unies, les flux financiers vers les pays en développement destinés à contribuer aux programmes d’adaptation aux changements climatiques sont cinq à dix fois  inférieurs aux sommes qui seraient nécessaires. Et l’écart, loin de se combler, se creuse, puisque les besoins annuels d’adaptation devraient atteindre quelque 340 milliards de dollars d’ici 2030.

La bonne nouvelle, c’est que les financements des solutions fondées sur la nature comme les debt-for-nature swaps et les crédits carbone, qui élargissent le domaine d’intersection entre développement durable et soutenabilité de la dette, éveillent de plus en plus l’intérêt. L’émission de crédits carbone issus de projets forestiers et de l’utilisation des terres s’est accrue l’année passée d’environ 160 % et comptait pour un tiers du total des émissions en 2021, alors que les recettes mondiales des prix du carbone connaissaient une augmentation de 60 %, pour atteindre quelque 84 milliards de dollars. De plus, en permettant aux créanciers d’alléger les dettes, sous condition d’un engagement des pays débiteurs à financer des projets verts ou de conservation, les debt-for-nature swaps créent dans les pays en développement des incitations à lutter contre la crise climatique sans pour autant mettre en péril leurs efforts pour une dette soutenable.

Considérons trois pays particulièrement vulnérables aux changements climatiques, La Barbade, le Bélize  et les Seychelles  : ces instruments financiers novateurs y ont accru la recette publique. Depuis 2016, les debt-for-nature swaps ont converti  500 millions de dollars de dette en 230 millions de dollars pour la conservation du climat. Le swap de 553 millions de dollars  du Bélize a réduit sa dette de plus de 10 % du PIB tout en fournissant des ressources pour la protection de la deuxième plus importante barrière de corail au monde.

Les bénéfices budgétaires de ces swaps semblent avoir été suffisants pour avoir incité d’autres pays aux prises avec une crise de la dette et avec les effets du réchauffement mondial à suivre cet exemple. Ainsi le gouvernement gabonais a-t-il rendu public un projet de debt-for-nature swaps pour une valeur de 700 millions de dollars destiné au financement de la conservation des espaces maritimes.

Mais les conséquences positives de ces swaps sur la résilience climatique et la soutenabilité de la dette seront d’autant plus importantes qu’ils seront accompagnés de crédits carbone. Les deux mécanismes permettront d’augmenter le flux des ressources vers les pays vulnérables aux changements climatiques et d’étendre le domaine d’intersection entre résilience climatique et soutenabilité de la dette, d’où résulteront des procès de mondialisation plus inclusifs et favorables à l’environnement.  Les projections à long terme montrent que l’Afrique à elle seule pourrait retirer chaque année 1,5 gigatonne de crédits carbone d’ici 2050, ce qui pourrait mobiliser un capital totalisant 120 milliards de dollars.

Adressant un signal clair aux acteurs du marché, le Fonds monétaire international soutient  les pays qui adoptent un prix du carbone et a récemment revu son cadre de soutenabilité de la dette  pour y inclure les conséquences des catastrophes naturelles et des changements climatiques. Mais nous devons faire plus pour encourager la croissance de ces instruments financiers, en développant notamment les marchés secondaires dans le but de minimiser les hausses des prix consécutives aux rachats de dette. Les pays donateurs devraient étendre les garanties partielles afin de réduire les coûts du financement par dettes rachetables et d’augmenter les flux du financement climatique vers les pays du Sud global.

Il est plus important encore de mettre en place un cadre réglementaire et de gouvernance solide, qui encourage la cohérence, la transparence, le devoir de rendre des comptes et la traçabilité des transactions de compensation carbone.

Les carences du marché  du carbone depuis son lancement – que reflètent, notamment, la prolifération des systèmes de tarification du carbone et la segmentation du marché lui-même – ont porté préjudice à son efficacité et à son impact sur le développement.

Ces carences ont aussi permis l’émergence de « cowboys du carbone  », qui exploitent les failles réglementaires aux dépens de la cause environnementale et exacerbent ainsi les injustices climatiques. Tout comme ceux qu’on nomme les fonds vautours  fragilisent la transition de la détresse financière à la soutenabilité de la dette en prenant pour proie les pays à faible revenu, les cowboys du carbone subvertissent la transition vers une économie neutre en carbone et sapent les conséquences positives pour le développement des crédits carbone et des debt-for-nature swaps.

Malgré les risques actuels de fuites de carbone, le financement des solutions fondées sur la nature semble ouvrir une voie de plus en plus prometteuse d’arbitrage entre action climatique et soutenabilité de la dette. Nous ne pouvons pas permettre aux carences du marché de compromettre cette chance unique de renforcer la résilience climatique des pays en développement et de réduire le poids de leur dette.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Hippolyte Fofack est chef économiste et directeur de recherches à la Banque africaine d’import-export (Afreximbank).
© Project Syndicate 1995–2023
 
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