Discipliner l’économie du partage

Mardi 7 Octobre 2014


SINGAPOUR – La capacité croissante des individus à procéder à des échanges directs de biens, de services et de travail, via des plateformes en ligne, transforme actuellement la manière dont fonctionnent les économies modernes. Si nous entendons faire en sorte que l’avènement de l’ « économie du partage » s’opère de manière efficace et bénéficie à l’ensemble des acteurs, une certaine réglementation est toutefois nécessaire.


Les individus sont aujourd’hui en mesure de contourner nombre d’entreprises de services traditionnelles. Il leur est désormais possible de partager les transports en recourant à Uber, Lyft ou RelayRides  ; d’obtenir un hébergement via Airbnb  ; de confier leurs tâches ménagères via TaskRabbit, Fiverr ou Mechanical Turk  ; ainsi que de se faire livrer leurs courses grâce à Favor et Instacart. De même, un certain nombre de plateformes de financement communautaire, telles que Kickstarter et Lending Club, permettent aux start-ups d’obtenir des fonds, des prêts ou des investissements de la part du grand public, plutôt que de recourir à un intermédiaire financier.
 
En supprimant les intermédiaires, ces plateformes en ligne permettent d’autonomiser les individus, de réduire les frais de transaction, et de générer une économie plus inclusive. Leur évolution revêt toutefois un manque cruel de transparence. Nombre de ces services vont en effet avoir besoin d’une réglementation minutieuse s’ils entendent prospérer – comme l’ont démontré plusieurs manifestations et décisions de justice à l’encontre d’Uber en Europe.
 
L’une des raisons pour lesquelles Uber et d’autres pionniers de l’économie collaborative se révèlent si perturbateurs réside dans le fait qu’ils constituent une forme extrêmement efficace de capitalisme du partage. Acheteurs et vendeurs sont à même de s’entendre directement sur le prix de chaque transaction, la réputation des entreprises reposant sur une expérience cliente transparente, ce qui génère une pression perpétuelle en direction d’une amélioration de la qualité.
 
L’économie du partage vient également dynamiser l’entrepreneuriat, les individus entrevoyant de nouveaux moyens de combler les vides du marché. Ce qui avait débuté comme une simple démarche permettant aux ménages d’arrondir leurs fins de mois – en louant par exemple un appartement ou une voiture – s’est désormais changé en une force incroyablement perturbatrice. Selon les estimations du magazine Forbes, les revenus de l’économie du partage s’élèveraient à 3,5 milliards $ pour 2013. Lors de la Coupe du monde de football 2014 au Brésil, pays présentant une pénurie chronique de chambres d’hôtel, plus de 100 000 personnes se sont tournées vers les sites Web de partage d’hébergements afin de se loger.
 
La possibilité d’acheter ou de vendre se fait également de plus en plus inclusive : la moitié des hébergeurs Airbnb aux États-Unis perçoivent des revenus faibles à modérés, 90 % des hébergeurs à travers le monde louant leur résidence principale.
 
Un certain nombre de villes ont admis les avantages liés à la promotion de l’économie du partage. Seattle a par exemple choisi de déréglementé les secteurs des transports et de l’hôtellerie, mettant à mal le monopole des taxis et hôtels de la ville.
 
Une évolution économique de cette magnitude suscite inévitablement une opposition, certaines de ces inquiétudes se révélant légitimes. Faut-il craindre que ces entreprises du partage supplantent la concurrence dans la mesure où elles ne sont pas soumises à la même fiscalité ? Ces entreprises – inondées de capital-risque – fonctionneraient-elles à perte dans le but de capter des parts de marché ? Ces sociétés devraient-elles enfin être autorisées à accéder à des données de télécommunication leur permettant de s’informer sur les habitudes et mouvements de la clientèle, ce qui leur conférerait un avantage déloyal ?
 
Certaines de ces entreprises se sont fixé leurs propres normes de fonctionnement. TaskRabbit, qui sous-traite des tâches ménagères telles qu’assemblage de meubles Ikea, exige des participants qu’ils versent un salaire minimum, et a procédé au lancement d’un programme d’assurance destiné à protéger ses employés américains. D’un autre côté, les plateformes technologiques recourant à des « emplois du temps algorithmiques » afin d’harmoniser automatiquement les heures de travail des employés et les horaires des entreprises continuent de perturber la vie de famille et d’imposer un stress inutile. Il incombe aux responsables politiques de devancer ces tendances qui caractérisent l’économie du partage.
 
À mesure que convergent les services et l’univers des logiciels, il est nécessaire que les dirigeants politiques enrichissent leurs compétences technologiques, et travaillent aux côtés du secteur privé afin de garantir l’équité et l’efficacité du marché. Il leur incombe par exemple de lutter contre la manipulation des avis d’internautes et autres pratiques susceptibles d’induire en erreur les consommateurs dans leur analyse de la qualité des services d’une entreprise. Airbnb et l’agence de voyage en ligne Expedia ne permettent par exemple la formulation d’avis que de la part d’internautes ayant effectivement utilisé leurs services ; ceci pourrait constituer l’une des normes réglementaires de l’économie du partage.
 
Plus largement, les gouvernements ont également un rôle à jouer. Dans la mesure où les individus adoptent de plus en plus une « carrière à plusieurs casquettes » – fondée sur diverses sources de revenus plutôt que sur une profession unique – il devient de plus en plus difficile de recueillir et d’analyser les données du marché du travail. Les gouvernements vont avoir besoin de nouvelles normes de comptabilité et de reporting dans le cadre du calcul des salaires, de la prévision des revenus, et de la catégorisation des travailleurs de ce groupe croissant que constituent les travailleurs indépendants. La mise en œuvre de telles normes, couplées à des directives en matière de partage des données, contribuera à déterminer à quel moment, et dans quelle mesure, taxer les transactions de l’économie du partage.
 
Rien de tout cela ne sera facile. Bien que l’existence de travailleurs indépendants et à temps partiel ne soit pas une nouveauté, il y a quelque chose de différent dans l’économie du partage, dans la mesure où celle-ci permet aux freelancers de devenir en quelque sorte des « nano-travailleurs, » changeant d’employeur pas seulement chaque mois ou chaque semaine, mais bel et bien plusieurs fois par jour. Face à des taux de chômage encore élevés ainsi qu’à la stagnation des salaires aux États-Unis et en Europe, les individus recourent de plus en plus à une telle diversification de leurs sources de revenus. À l’heure actuelle, près de 27 millions d’Américains survivent grâce à des revenus à temps partiel et autres rémunérations ponctuelles.
 
Face au risque de voir s’automatiser près de la moitié des emplois de services de l’OCDE, l’économie du partage pourrait permettre d’atténuer la perturbation soufferte par les travailleurs déplacés dans le cadre de la mise à niveau de leurs compétences. Les données de l’économie du partage pourraient en effet aider les gouvernements à identifier les employés les plus à risque, et à œuvrer en faveur de leur recyclage professionnel.
 
L’économie du partage illustre l’existence d’une convergence entre l’esprit entrepreneurial et la connectivité technologique. Bien que chauffeurs de taxi et propriétaires hôteliers puissent se sentir menacés, l’économie du partage a pour potentiel d’accroître et de redistribuer les revenus au sein de villes d’ores et déjà en proie à la précarité et aux inégalités. Les travailleurs déplacés bénéficieront de bien meilleures opportunités au sein de l’environnement prospère et inclusif que promet de générer l’économie du partage.
 
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Ayesha Khanna est PDG de Technology Quotient, une société d’enseignement et de développement des compétences. Parag Khanna est membre principal de la New America Foundation. Ils sont tous deux co-auteurs de l’ouvrage intitulé Hybrid Reality: Thriving in the Emerging Human-Technology Civilization.
 
Copyright: Project Syndicate, 2014.
www.project-syndicate.org
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