NOTATION FINANCIERE INTERNATIONALE : La dictature des « Big Three»

Lundi 14 Juillet 2025

Comme on les appelle, « les big three » sont aujourd’hui déterminantes dans l’accès au marché du crédit et bien sûr le coût du financement. En effet, ce marché ultra dominé par un oligopole composé des trois géants américains Standard & Poor's (S&P), Moody's et Fitch (qui est passé sous pavillon américain en décembre 2014), qui règnent sans partage. Par conséquent le renforcement de la concurrence dans le marché mondial de la notation pour atténuer cet état de fait relève aujourd’hui de l’utopie. Qui sont ces évaluateurs de l’économie mondiale, dont le seul verdict peut faire basculer toute une économie ?


La notation financière est à l'heure de l'actualité sénégalaise. En l'espace de cinq mois, la note souveraine du Sénégal a été dégradée à trois reprises, d’abord par Moody's (de Ba3 à B1) en octobre 2024 et de B1 à B3 en février 2025 avec une note "Hautement spéculative" ; voici qu'à l'instar de sa consœur, Standard and Poor's (S & P) vient de repousser le pays dans les limbes, en dégradant la note souveraine du Sénégal de B+ à B avec une perspective toujours "Négative".

Cette situation n'est pas sans rappeler la chape de plomb qui s'était abattue sur la Grèce et le Portugal dans le contexte des crises de la dette en Europe dans les années 2010, et qui avaient entrainées une dégradation sévère de trois crans de leur notation par Standard & Poor’s . Les conséquences ne s'étaient pas fait attendre avec l'augmentation des taux d’intérêts exigés par les investisseurs jusqu’à des niveaux insoutenables (au-dessus de 10 %) rendant ainsi inopérants, les efforts entrepris par le Premier ministre grec pour se passer d’aides d’urgence des Etats de la zone euro et du Fonds monétaire international.
Plus proche de nous, le Ghana a été classé par Moody's dans la catégorie « ultra speculative » en début octobre 2024,  et a vu sa note passer de « Caa1 » à « Caa2 ».

Deux mois plus tôt, S&P dégradait la note du Ghana pour la troisième fois depuis le début de l’année, tandis que sa consœur Fitch Ratings en était à sa quatrième évaluation « négative ».

Les trois géants pointaient ainsi la dégradation continue de la situation macroéconomique du pays, notamment sa dette, qui se creusait davantage jusqu’à atteindre 104 % du PIB à la fin de l’année, et une inflation galopante qui entraîne la chute du Cédi. Moody’s n’excluait pas cependant un défaut de paiement, en dépit des négociations avec le FMI.

Ce rôle de certification des émissions, naguère reconnu au secteur bancaire, est désormais dévolu aux agences de notation. L’activité de notation financière consiste à évaluer la qualité de crédit (la solvabilité) d’un débiteur au titre d’un instrument financier. Elle se comprend ainsi comme un « un label de qualité » internationalement reconnu, une grille de lecture et d’orientation pour les investisseurs et les agences de notation qui les délivrent. Que recouvrent exactement ces notations ? Faut-il payer pour être noté, et combien ? Qui sont ces évaluateurs de l’économie mondiale ? Voilà autant de questions qui appellent des réponses.
 
S & P, Moody's, Fitch

Comme son histoire en témoigne, l’activité de notation est intrinsèquement liée au capitalisme américain, qui en a favorisé l’émergence et l’enracinement dans la sphère financière. Aujourd’hui encore, force est de constater que les trois grandes agences qui dominent le marché de la notation du souverain demeurent américaines. Par exemple Fitch détenue initialement par Fimalac, propriété du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière, a finalement été cédée en 2014 au groupe de médias américain Hearst Corporation. Ses deux concurrentes, Moody's Corporation, possédée en partie par le milliardaire Warren Buffett et S & P Global, sont deux groupes spécialisés dans l’information économique. Ces deux entreprises cotées en Bourse, ont l’obligation de détailler leurs résultats financiers, qui révèlent curieusement qu’ en dépit d’un nombre plus faible de notations réalisées, elles ont, depuis dix ans, plus que doublé leur chiffre d’affaires.

A elles trois, les "Big three" Moody's, S & P et Fitch  (qui, jusqu’en 2018 étaient détenues par des capitaux français) détiennent l’essentiel du marché de la notation au niveau mondial, dont 93 % des parts du marché de l’Union européenne. L'Union européenne compte pourtant 26 agences de notation et malgré la recommandation de l’Autorité européenne des marchés financiers de favoriser l’une des dix-sept autres agences accréditées minoritaires, n’a rien pu faire face à ces trois mastodontes qui continuent de régner sur les notations.
 
Conséquences d’une dégradation ?

Lorsqu'une agence attribue une note en baisse à une entité, on dit qu’elle dégrade la notation. Par ricochet, elle dégrade aussi ses conditions d’emprunt d’autant plus qu’il existe peu de repères objectifs sur les marchés financiers. Ainsi, cette note, même si elle n’est qu’indicative, va influencer très fortement les marchés, elle est même obligatoire dans la gestion de grands comptes. L’agence prend aussi en compte des paramètres plus globaux comme, les pressions sociales et politiques. In fine, l’agence convient d’un score présenté sous forme de lettres, de AAA (bonne solvabilité) à D (faillite). Moody’s s’arrête à C, avec un système de notation légèrement différent des deux autres.

Aussi, chaque évolution de note est-elle guettée par les différents acteurs, car cela détermine si et combien un Etat, une collectivité ou une entreprise peut emprunter auprès des investisseurs, et à quel taux. Les notations en baisse poussent à la hausse les primes de risque et les taux d’intérêt, ce qui nécessite de dégager des excédents primaires plus importants et complique l’atteinte de l’équilibre budgétaire.

En 2009, lorsque les agences de notation ont brutalement dégradé les notes des crédits hypothécaires à risque (subprimes), leur valeur a fondu sur les marchés et plusieurs fonds d’investissement ont mis la clé sous la porte. La crise des dettes européennes, au cours de laquelle une grande partie des pays du sud de l’Europe a été reléguée dans des catégories à haut risque, illustre parfaitement le phénomène.

En 2022, le Ghana était dans le collimateur des « Big Three » de la notation mondiale. Tour à tour, et en l’espace de quelques semaines, Moody’s, Fitch Ratings et Standard & Poor’s (S&P) se sont évertués à dégrader la note souveraine du deuxième producteur mondial de cacao, en proie à une crise économique et financière d’ampleur.

En début   octobre,  Moody’s   avait en effet, ramené sa note de « Caa1 » à « Caa2 », tout en classant le pays dans la catégorie « ultra speculative ». Deux mois auparavant, S&P dégradait sa note pour la troisième fois depuis le début de l’année, tandis que sa consœur Fitch Ratings en était à sa quatrième évaluation négative.

Les trois géants pointaient la dégradation continue de la situation macroéconomique du pays, notamment celle de sa dette, qui se creusait davantage, combinée à une inflation galopante qui entraîne la chute du Cédi (monnaie ghanéenne). Il y a surtout l’effet dit « d’entraînement » qui décrit l’incidence de l’abaissement d’une notation sur d’autres acteurs par « contagion » ou d’autres marchés, à l’instar des marchés de couverture.

La crise grecque des dettes souveraines engendra ainsi une crise européenne, affectant plus spécifiquement les États de la périphérie, et provoqua une augmentation sans précédent des Credit Default Swaps (CDS), une sorte d’assurance par laquelle un établissement financier se protège du risque de défaut de paiement d’un crédit en payant une prime.  
 
Plus de 50 % des pays africains dépréciés

En février 2025, Moody’s a revu la note de Maurice à la baisse, la faisant passer de « Baa2 » à « Baa3 », au motif, entre autres, que cet État de l’océan Indien « est désormais un pays avec des institutions dont la qualité et l’efficacité ont baissé, ce qui réduit sa capacité à faire face aux chocs économiques à venir". En dépit des critiques portées par les gouvernements africains contre les agences de notation financière pour leur tendance à « surévaluer les risques », celles-ci continuent d’influencer le paysage économique mondial.   Quel est le niveau de fiabilité des résultats qu’elles proposent ?

Le Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (MAEP) est monté au créneau. Dans son dernier rapport, l’entité affiliée à l’Union africaine (UA) dénonce les récentes évaluations financières du Cameroun par les principales agences de notation, et soutient que celles-ci sont basées sur des « informations publiques non vérifiées concernant des retards de paiement de la dette extérieure du pays ».

Les leaders mondiaux de la notation financière sont confrontés à une batterie de critiques portées par une soixantaine d’acteurs du développement, du fait que plus de 50 % des pays africains sont dépréciés par les agences. Dans une analyse détaillée, le Rapport 2022 sur le financement du développement durable, a montré que 61 des 154 États souverains notés ont été déclassés par au moins une des trois grandes agences de notation pendant la pandémie de Covid-19. « Plus récemment, Moody's avait décidé d’abaisser la note de la dette senior non garantie du Ghana de « B3 » [« hautement spéculative »] à « Caa1 » [« risques substantiels de défaut »]. Moody’s prévoyait que les ratios d’endettement du pays continueraient à se détériorer à court terme, notamment la dette publique, qui devait atteindre plus de 80 % du PIB, soit au-dessus du seuil communautaire de 70 %, fixé par la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao).

Le gouvernement ghanéen avait aussitôt lancé une procédure d’appel contre cette nouvelle note spéculative. En février dernier, Moody’s a abaissé la note du gouvernement nigérian de B3 à CAA1. Le Nigeria a toutefois contesté cette décision, entraînant une baisse de la valeur des obligations d’État nigérianes. En gros, les pays en développement ont été impactés par la quasi-totalité des dégradations de notes souveraines, l’attribution de perspectives négatives et les révisions de notes.  
 
Standard & Poor's, Moody's : des chiffres d'affaires florissants

Autrefois payées par les utilisateurs finaux de leurs notes, en particulier les banques, qui cherchaient à savoir où placer leur argent en lieu sûr, les agences de notation sont désormais rémunérées par l’entité, publique ou privée, qu’elles évaluent : leur client est leur objet d’étude. Seules certaines notations sont gratuites, celles des pays les plus riches, car elles concernent des acteurs indispensables pour établir une référence. On parle alors de notations « non sollicitées ». Parallèlement, d’autres entités publiques peuvent demander à être notées, afin de lever ensuite des capitaux sur le marché de la dette : régions, départements, villes, hôpitaux etc…

Les entreprises, elles, sont toujours plus nombreuses à solliciter une notation (+ 20 % en dix ans, selon Le Monde). Concernant la divulgation de leurs tarifs, les agences sont très frileuses, mais plusieurs sources indiquent qu'une agence toucherait plusieurs dizaines de milliers d’euros pour noter une PME, et jusqu’à un million d’euros pour une banque importante ou une grande maison d’assurance.

En revanche, le segment qui prospère au début des années 2000 des produits de spéculation sophistiqués comme les subprimes, s’est très nettement tassé à la suite de la crise financière de 2009 provoquée par l’explosion de la bulle immobilière américaine.
 
Conflits d'intérêts

Le nouveau modèle économique fait peser sur les agences le soupçon du conflit d’intérêts. Ce n'est qu’après la crise de 2009 que l’Europe s’est penchée sur la question du contrôle de ces acteurs controversés de la finance. Les agences peuvent être tentées d’adoucir une note pour s’assurer que l’entreprise notée, leur client, sera satisfaite. Dans un courriel, obtenu par une commission d’enquête sénatoriale américaine en marge de la crise de 2009, une dirigeante de Standard & Poor’s évoquait la possibilité de changer les critères de notation « pour ne pas perdre certains clients, qui pourraient se tourner vers la concurrence s’ils étaient mécontents de leur note ». Aujourd’hui, les agences assurent qu’il existe une étanchéité totale entre leur département commercial et celui des analyses.

L’Autorité européenne des marchés financiers auprès de laquelle les agences doivent être accréditées, peut désormais diligenter des enquêtes si des infractions potentielles sont identifiées. Dans le pire des cas, les agences peuvent même perdre leur accréditation.

En 2019, Fitch a été sanctionnée d’une amende de plus de 5 millions d’euros pour ne pas avoir respecté la législation sur la prévention des conflits d’intérêts, en notant le groupe Casino, dont M. Ladreit de Lacharrière était administrateur à une époque où il possédait encore l’agence à travers sa holding. En 2021, c’est Moody’s qui reçoit une amende totale de 3,7 millions d’euros (partagée entre ses cinq branches européennes) pour avoir noté plusieurs entités où son actionnaire Berkshire Hathaway avait des parts. (Source: Le Monde)
 
ACRA : mêmes causes, multiples effets ?

Dans l’environnement africain, l’hétérogénéité des économies et les systèmes financiers non encore suffisamment intégrés, font ressortir les manquements dans les méthodologies de notation utilisées par les « Big Three». L’existence d’agences de notation régionales africaines permettrait de clarifier la cartographie du risque, en adaptant leur méthodologie. Ainsi, leur échelle de notation de même que leurs opinions refléteraient la valeur intrinsèque de la qualité de crédit des entités notées.

C’est l’idée qui a prévalu lors du 38ᵉ sommet de l’Union africaine (UA) à Addis-Abeba, en Ethiopie, en février dernier, à la création d’une agence de notation financière propre au continent. Plaidant pour une refonte du système de notation actuel, le président kényan William Ruto avait vigoureusement dénoncé des modèles internationaux qu’il juge « inadaptés et pénalisants » pour l’Afrique, notamment en renchérissant ses coûts d’emprunt. Selon lui, il est temps que l’Afrique se dote de ses propres outils pour juger sa performance économique sans biais externes.

Trois ans auparavant, à l’occasion de la Conférence économique Dakar 2022 organisée par des économistes africains sur le thème « L’Afrique partenaire leader », le président Macky Sall, alors président de l’Union Africaine (UA), s’exprimait sur la question et appelait déjà à la création d’une telle agence. Le projet, soutenu par des institutions financières régionales et internationales, ambitionne de devenir un levier majeur de l’intégration économique du continent et l’entité dénommée Agence africaine de notation de crédit (ACRA), est prévu pour être une réalité en juin 2025. Certes l’initiative est justifiée étant donné le contexte, mais, pour nombre de spécialistes de la question, l’impact d’une telle entité serait néanmoins incertain. C’est le cas de Daouda Sembene (voir interview), PDG d’Africatalyst Global Development Advisory, « Si sa structure, son opérationnalité et sa gouvernance ne sont pas adéquates, cela risque de ne pas avoir l’impact souhaité ».

Par ailleurs, certains faits récents semblent déjà plomber la viabilité d’une agence panafricaine. Pas plus tard qu’en juillet dernier, l’agence américaine Moody’s a pris le contrôle de l’agence de notation panafricaine Global Credit Ratings (GCR), son rival panafricain qui, en 2021, a pris le contrôle de WARA ( West Africa Rating Agency ), une agence de notation ouest-africaine agréée par l’AMF-UEMOA (ex-CREPMF). Dans ces conditions, une agence panafricaine de notation serait sujet à caution.

En outre, étant donnée le faible niveau de gouvernance en Afrique, certains milieux craignent qu’une agence de notation soit soumise à des pressions politiques pour éviter des notes défavorables à certains États. Ce qui risquerait d’entacher sa crédibilité aux yeux des investisseurs internationaux. Sans compter l’éventualité d’une reconnaissance qui n’est pas acquise d’avance auprès des marchés financiers.  
 
Cependant, à bien des égards, une telle agence pourrait améliorer la levée de ressources sur les marchés financiers régionaux car, le risque devrait en principe être relativisé dès lors que les États de la zone empruntent et remboursent dans leur propre devise.

Les pays emprunteraient sur le marché financier régional dans leur monnaie et rembourseraient dans la même devise. Cela prendrait alors tout son sens de solliciter une notation régionale. De plus, cette initiative irait clairement dans le sens de la volonté de transparence et de bonne gouvernance affichée par les États africains.
Lejecos Magazine Mai 2025
Actu-Economie


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