Le nouveau traité de libre-échange : un danger pour la santé des Africains ?

Mardi 23 Avril 2019

Plus tôt ce mois-ci, la Gambie est devenue le 22e pays à ratifier l’accord de création de la zone de libre-échange continentale (ZLEC) en Afrique, soit le nombre requis pour que soit déclenchée la mise en œuvre du projet africain de marché unique. Ce traité devrait prochainement entrer en vigueur, une fois que ces 22 pays auront soumis leurs documents de ratification au siège de l’Union africaine (19 l’ont fait à ce jour).


En abolissant les barrières commerciales et en ouvrant le continent à la libre circulation des biens, des services et des personnes, il est attendu que la ZLEC génère une croissance économique et une augmentation des dépenses des consommateurs et des entreprises qui pourraient atteindre 7000 milliards de dollars d’ici 2030. Mais la question des répercussions potentielles de cette nouvelle zone de libre-échange sur la santé de plus d’un milliard d’Africains n’a quasiment pas été abordée. Il s’agit là d’une grave lacune.

L’Union africaine considère la ZLEC comme une étape importante vers l’intégration du continent et un moyen de stimuler le commerce régional. À la lumière des expériences d’autres zones de libre-échange, ce projet suscite toutefois des préoccupations légitimes concernant l’affaiblissement potentiel des systèmes de santé publique financés par les gouvernements, un accès de plus en plus inégalitaire aux soins, une fuite des cerveaux dans le domaine médical, l’augmentation des prix des médicaments et de la consommation de produits peu sûrs et la propagation de maladies. Les gouvernements africains doivent agir sans délai pour évaluer ces risques et remédier aux conséquences potentiellement négatives de la ZLEC au plan de la santé.

À l’instar d’autres accords commerciaux, les règles de la ZLEC en matière de libre circulation permettront aux individus d’avoir accès aux services de santé publics de n’importe quel État membre, ce qui accroîtra le nombre de patients d’autres pays qui cherchent à bénéficier d’un traitement médical dans des pays disposant de systèmes de santé relativement efficaces, comme le Kenya et l’Ouganda. Mais les citoyens de ces pays de destination en ressentiront les effets, à mesure que des services médicaux déjà insuffisamment financés seront de plus en plus sollicités. Et comme aucun pays ne souhaite financer les systèmes de santé de ses voisins, cette évolution pourrait également aviver les tensions politiques.

Il est aussi prévu que cette nouvelle zone de libre-échange stimule la croissance du marché privé de la santé, y compris dans le secteur du tourisme médical. Par exemple, dans un contexte de demande croissante de traitements du cancer, l’exemption de visa permettra aux malades de 15 pays africains qui n’ont pas de services de radiothérapie de se faire soigner ailleurs.

Ces perspectives de croissance présentent toutefois un inconvénient : les systèmes de santé privés et le tourisme médical incitent les médecins à migrer des pays pauvres vers des pays plus riches et de services de santé publics et des services de santé privés. Cette tendance affaiblit les systèmes de santé publics, souffrant déjà d’une pénurie de personnel, dans les pays les plus pauvres en particulier. L’afflux de cliniciens étrangers contrariera sérieusement le personnel de santé local, en créant notamment une concurrence accrue pour les emplois.

Il est également à craindre que les grands laboratoires pharmaceutiques exigent une limitation des importations de médicaments génériques dans la ZLEC, comme ce fut le cas au Guatemala lors de l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange d’Amérique centrale. Ces restrictions se traduisent par une hausse du coût des médicaments, frappant le plus durement les pauvres.

La libre circulation des personnes comporte également un risque de propagation transfrontalière des maladies, compte tenu en particulier des carences des systèmes nationaux de surveillance des maladies et de l’instabilité de certains pays africains. L’incapacité à endiguer l’épidémie liée au virus Ebola en République démocratique du Congo est un problème particulièrement alarmant. D’autres maladies infectieuses dangereuses, comme le choléra, pourraient également se propager plus vite et plus loin.

Les taux de maladies chroniques sont également susceptibles d’augmenter. Les épidémiologistes ont constaté une plus forte prévalence de l’obésité, du diabète et des maladies cardiovasculaires à la suite de l’adoption d’autres accords commerciaux. Dans plusieurs îles du Pacifique Sud, par exemple, la consommation d’aliments industriels et de boissons sucrées a grimpé en flèche après la suppression des taxes à l’importation de ces produits. De même, la consommation d’alcool et de tabac pourrait s’amplifier si les grandes multinationales s’appuient sur les règles commerciales en vigueur pour obliger les pays africains à supprimer les restrictions en matière de publicité sur ces produits.

Les gouvernements africains doivent tirer les leçons des expériences d’autres zones de libre-échange et agir dès à présent pour protéger les pauvres des conséquences imprévues pour la santé des politiques d’ouverture commerciale. Les pays membres de la ZLEC doivent également exiger des dérogations qui leur permettent de maintenir les dispositions gouvernementales légitimes de protection du bien-être des citoyens, telles les mesures contre le tabagisme.

Pour alléger la charge imposée aux budgets de la santé publique par les patients d’autres pays du continent, les gouvernements doivent envisager la création d’une carte d’assurance maladie africaine similaire à celle utilisée dans l’Union européenne. Un tel système permettrait de compenser les pays hôtes dont les systèmes de santé financés par l’État sont utilisés par des patients étrangers.

Les États africains doivent de plus élaborer des politiques sur le tourisme médical qui comportent des visas de longue durée et une assurance maladie transfrontalière. Et au lieu de demander une augmentation des obstacles à l’entrée, les professionnels du secteur médical seraient bien avisés de promouvoir des examens médicaux standardisés dans l’ensemble du continent afin de mettre fin aux activités des charlatans et améliorer la qualité des soins. Enfin, des investissements supplémentaires doivent être faits dans les services de santé frontaliers et les centres d’intervention d’urgence pour contenir la transmission des maladies.

Les pays africains doivent aujourd’hui réclamer de telles mesures, avant que la ZLEC entre en vigueur. Renégocier des accords commerciaux une fois entérinés est extrêmement difficile. Les zones de libre-échange risquent également de se disloquer si certains problèmes importants ne sont pas résolus en amont par les gouvernements.

La zone de libre-échange continentale pourrait se traduire par d’énormes avantages économiques pour l’Afrique. Ses conséquences potentiellement négatives pour la santé des Africains ne doivent pas pour autant être négligées.
Walter Ochieng, un médecin et économiste de la santé, est un Aspen New Voices Fellow  qui a travaillé dans les services gouvernementaux, humanitaires et de soins de santé à but non lucratif de plusieurs pays africains.
© Project Syndicate 1995–2019
 
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