
Les financiers internationaux doivent se montrer suffisamment intelligents pour ne pas amorcer en 2020 un effondrement lié au COVID-19. Leur sagesse sera très bientôt mise à l’épreuve.
Avant même que le COVID-19 ne plonge le monde dans son plus grave ralentissement depuis la Grande Dépression, l’Argentine était déjà, et à nouveau, en grande difficulté sur le plan de la dette. Comme souvent dans l’histoire d’une Argentine en proie à la dette, la conclusion en 2016 d’un accord non abouti auprès de créanciers récalcitrants, rapidement suivie d’un retour aux marchés des obligations, s’est révélée un vœu pieux à la fois pour les présidents argentins concernés et pour les créanciers du pays.
Les déficits budgétaires mettent à mal la stabilité. Le programme de sauvetage de 2018 du Fonds monétaire international n’a pas fonctionné. Les dettes de l’Argentine, caractérisées par des taux d’intérêt nominaux très élevés, se sont révélées insoutenables.
L’Argentine n’était cependant pas la seule. Les normes de prêt assouplies par les marchés financiers et les liquidités abondantes injectées par la Fed et d’autres banques centrales ayant conduit de nombreux pays en voie de développement à emprunter massivement ces dernières années, les difficultés liées à la dette souveraine ont été de plus en plus considérées comme un risque systémique majeur. Une session des rassemblements de printemps du FMI en 2019 s’intitulait en effet « Affronter la prochaine vague des crises de la dette souveraine ».
Puis est apparu le COVID-19. Effondrement des cours du pétrole au mois de mars, début d’un confinement quasi-planétaire, recettes publiques en chute libre, et dépenses publiques astronomiques destinées à la survie des populations, ont engendré une crise financière mondiale sans équivalent en temps de paix. Il faut s’attendre à voir le déficit budgétaire des États-Unis exploser jusqu’à 18 % du PIB, voire plus encore. Pour des dizaines d’économies émergentes, les perspectives financières ne pourraient pas être plus sombres.
Malgré ce contexte, l’Argentine est parvenue à formuler une proposition de restructuration de sa dette à ses créanciers, qui apparaît à la fois réaliste et bénéfique. Il est nécessaire que les créanciers du pays y répondent favorablement. Examinons la situation de plus près.
La dette existante de l’Argentine présente un taux d’intérêt nominal moyen de 7 %, environ sept points de pourcentage au-dessus du coupon zéro payé par l’Allemagne sur ses obligations d’État à 30 ans, et près de six points au-dessus du coupon de 1,2 % payé par le Trésor américain. L’Argentine fait valoir à juste titre qu’un taux d’intérêt nominal de 7 % ne peut être que synonyme de défaut de paiement. Le FMI admet qu’il s’agit d’un niveau insoutenablement élevé. Très peu de gouvernements, voire aucun – pas même les États-Unis – ne sauraient assurer le service de leur dette à un taux nominal de 7 % dans l’actuel environnement économique.
Les créanciers de l’Argentine affirment avoir besoin d’un coupon de 7 %, voire supérieur, en raison de la probabilité d’un défaut de paiement. Ils ne semblent pas comprendre que si le coupon de l’Argentine est réduit jusqu’aux alentours du taux américain, le défaut ne sera pas inéluctable. Ce taux d’intérêt nominal astronomique de 7 % est en lui-même une prophétie auto-réalisatrice : il rend le défaut inévitable, là où un taux d’intérêt moins élevé diminuerait sa probabilité.
L’Argentine propose de refinancer sa dette actuelle à des taux d’intérêt faibles et sûrs, pour éviter d’avoir à effectuer ce que l’on appelle un « haircut » dans le montant en principal (par ailleurs, pour se conformer au droit argentin, cette proposition d’échange prévoit une modeste réduction symbolique de la valeur nominale de la dette, qui selon moi devrait être supprimée de tout accord final). Comme dans le refinancement d’un prêt hypothécaire, les obligations existantes seraient remplacées par des obligations davantage en phase avec l’environnement actuel de faibles taux d’intérêt. Néanmoins, plutôt qu’un taux d’intérêt nominal égal au taux du Trésor américain, l’Argentine propose un coupon de 2,3 %, supérieur aux rendements sur les bons du Trésor dans les portefeuilles de ses créanciers. Un certain nombre de détails sur les périodes de grâce et les profils temporels des paiements de coupon doivent être négociés, affinés et finalisés à la lumière des réalités économiques sombres et changeantes.
Les créanciers forment cependant un monde étrange. Ils prétendent que l’Argentine opère un important haircut, ce qui n’est pourtant pas le cas. Le gouvernement argentin propose un rendement sûr plus élevé que le taux d’intérêt sûr des États-Unis, et la logique de son offre apparaît correcte. Pourquoi devrait-il accepter un taux d’intérêt vertigineux qui a précisément pour conséquence le défaut de paiement sur lequel ce taux se base au départ ? Et pourquoi les créanciers préféreraient-ils le défaut à la reprise économique de l’Argentine ?
Les créanciers calculent le prétendu haircut dans l’offre de l’Argentine en recourant à un taux d’actualisation de 10-12 %, comme s’ils méritaient un rendement sans risque de 10 % voire plus, là où le taux des obligations du Trésor américain dépasse à peine 1 %. La presse financière se prête au jeu, rapportant avec obéissance que l’Argentine forcerait un profond haircut sur les créanciers, ce qui est faux. En réalité, l’Argentine ne fait que réduire un taux d’intérêt nominal propice au défaut, pour en faire un taux d’intérêt nominal exempt de défaut.
J’irais personnellement un peu plus loin. Certains créanciers publics ou institutions multilatérales pourraient avoir la bienveillance d’adoucir l’accord en garantissant tout ou partie des paiements de l’Argentine sur les nouvelles obligations. Une telle garantie serait un pari sûr : grâce au nouveau taux d’intérêt nominal et à une nouvelle structure des échéances, le défaut de paiement ne serait plus un risque pour l’Argentine.
Les marchés financiers mondiaux ont tendance à paniquer lorsqu’un État (et plus encore s’ils sont plusieurs) commence à glisser. Environ 30 à 40 États sont aujourd’hui probablement en grande difficulté budgétaire. Tous ont besoin de refinancer leurs dettes pour cette année et l’an prochain, jusqu’à ce que la reprise après la pandémie ravive l’activité économique mondiale, restaure les recettes publiques, et réduire la nécessité des dépenses d’urgence.
Dans toutes ces situations, la rationalité collective sur les marchés financiers nécessite des orientations de la part du FMI, et un leadership de la part de quelques créanciers majeurs. À défaut, c’est la course au remboursement assurée entre les créanciers (sorte de variante du dilemme du prisonnier). Chaque créancier dira aux autres : « Vous refinancez la dette pendant que l’on me rembourse, merci bien ».
À condition d’être gérés avec soin, les paiements de service de la dette pour cette année peuvent (et doivent) être recapitalisés à de faibles taux d’intérêt, si nous entendons éviter le carambolage financier. S’ils ne le sont pas, 2020 marquera un nouvel épisode dévastateur de crise financière mondiale.
Lors de la Panique bancaire américaine de 1907, J. Pierpont Morgan et sa banque ont agi pour éloigner le système financier du bord de la falaise. En 2020, c’est à BlackRock qu’il appartient de le faire, elle qui comptait 6 500 milliards $ d’actifs sous gestion à la fin du premier trimestre, et qui figure parmi les créanciers majeurs de l’Argentine. BlackRock doit guider les détenteurs d’obligations vers le refinancement de la dette de l’Argentine selon un taux d’intérêt nominal sûr, et en faire de même avec les autres emprunteurs souverains que la pandémie a plongés dans la difficulté.
C’est à vous d’intervenir, Larry Flink. C’est votre tour de contribuer à empêcher une catastrophe financière planétaire.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, ainsi que professeur en politique et gestion de la santé à l'Université de Columbia. Il est également directeur du Centre de Columbia pour le développement durable, et directeur du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2020
Avant même que le COVID-19 ne plonge le monde dans son plus grave ralentissement depuis la Grande Dépression, l’Argentine était déjà, et à nouveau, en grande difficulté sur le plan de la dette. Comme souvent dans l’histoire d’une Argentine en proie à la dette, la conclusion en 2016 d’un accord non abouti auprès de créanciers récalcitrants, rapidement suivie d’un retour aux marchés des obligations, s’est révélée un vœu pieux à la fois pour les présidents argentins concernés et pour les créanciers du pays.
Les déficits budgétaires mettent à mal la stabilité. Le programme de sauvetage de 2018 du Fonds monétaire international n’a pas fonctionné. Les dettes de l’Argentine, caractérisées par des taux d’intérêt nominaux très élevés, se sont révélées insoutenables.
L’Argentine n’était cependant pas la seule. Les normes de prêt assouplies par les marchés financiers et les liquidités abondantes injectées par la Fed et d’autres banques centrales ayant conduit de nombreux pays en voie de développement à emprunter massivement ces dernières années, les difficultés liées à la dette souveraine ont été de plus en plus considérées comme un risque systémique majeur. Une session des rassemblements de printemps du FMI en 2019 s’intitulait en effet « Affronter la prochaine vague des crises de la dette souveraine ».
Puis est apparu le COVID-19. Effondrement des cours du pétrole au mois de mars, début d’un confinement quasi-planétaire, recettes publiques en chute libre, et dépenses publiques astronomiques destinées à la survie des populations, ont engendré une crise financière mondiale sans équivalent en temps de paix. Il faut s’attendre à voir le déficit budgétaire des États-Unis exploser jusqu’à 18 % du PIB, voire plus encore. Pour des dizaines d’économies émergentes, les perspectives financières ne pourraient pas être plus sombres.
Malgré ce contexte, l’Argentine est parvenue à formuler une proposition de restructuration de sa dette à ses créanciers, qui apparaît à la fois réaliste et bénéfique. Il est nécessaire que les créanciers du pays y répondent favorablement. Examinons la situation de plus près.
La dette existante de l’Argentine présente un taux d’intérêt nominal moyen de 7 %, environ sept points de pourcentage au-dessus du coupon zéro payé par l’Allemagne sur ses obligations d’État à 30 ans, et près de six points au-dessus du coupon de 1,2 % payé par le Trésor américain. L’Argentine fait valoir à juste titre qu’un taux d’intérêt nominal de 7 % ne peut être que synonyme de défaut de paiement. Le FMI admet qu’il s’agit d’un niveau insoutenablement élevé. Très peu de gouvernements, voire aucun – pas même les États-Unis – ne sauraient assurer le service de leur dette à un taux nominal de 7 % dans l’actuel environnement économique.
Les créanciers de l’Argentine affirment avoir besoin d’un coupon de 7 %, voire supérieur, en raison de la probabilité d’un défaut de paiement. Ils ne semblent pas comprendre que si le coupon de l’Argentine est réduit jusqu’aux alentours du taux américain, le défaut ne sera pas inéluctable. Ce taux d’intérêt nominal astronomique de 7 % est en lui-même une prophétie auto-réalisatrice : il rend le défaut inévitable, là où un taux d’intérêt moins élevé diminuerait sa probabilité.
L’Argentine propose de refinancer sa dette actuelle à des taux d’intérêt faibles et sûrs, pour éviter d’avoir à effectuer ce que l’on appelle un « haircut » dans le montant en principal (par ailleurs, pour se conformer au droit argentin, cette proposition d’échange prévoit une modeste réduction symbolique de la valeur nominale de la dette, qui selon moi devrait être supprimée de tout accord final). Comme dans le refinancement d’un prêt hypothécaire, les obligations existantes seraient remplacées par des obligations davantage en phase avec l’environnement actuel de faibles taux d’intérêt. Néanmoins, plutôt qu’un taux d’intérêt nominal égal au taux du Trésor américain, l’Argentine propose un coupon de 2,3 %, supérieur aux rendements sur les bons du Trésor dans les portefeuilles de ses créanciers. Un certain nombre de détails sur les périodes de grâce et les profils temporels des paiements de coupon doivent être négociés, affinés et finalisés à la lumière des réalités économiques sombres et changeantes.
Les créanciers forment cependant un monde étrange. Ils prétendent que l’Argentine opère un important haircut, ce qui n’est pourtant pas le cas. Le gouvernement argentin propose un rendement sûr plus élevé que le taux d’intérêt sûr des États-Unis, et la logique de son offre apparaît correcte. Pourquoi devrait-il accepter un taux d’intérêt vertigineux qui a précisément pour conséquence le défaut de paiement sur lequel ce taux se base au départ ? Et pourquoi les créanciers préféreraient-ils le défaut à la reprise économique de l’Argentine ?
Les créanciers calculent le prétendu haircut dans l’offre de l’Argentine en recourant à un taux d’actualisation de 10-12 %, comme s’ils méritaient un rendement sans risque de 10 % voire plus, là où le taux des obligations du Trésor américain dépasse à peine 1 %. La presse financière se prête au jeu, rapportant avec obéissance que l’Argentine forcerait un profond haircut sur les créanciers, ce qui est faux. En réalité, l’Argentine ne fait que réduire un taux d’intérêt nominal propice au défaut, pour en faire un taux d’intérêt nominal exempt de défaut.
J’irais personnellement un peu plus loin. Certains créanciers publics ou institutions multilatérales pourraient avoir la bienveillance d’adoucir l’accord en garantissant tout ou partie des paiements de l’Argentine sur les nouvelles obligations. Une telle garantie serait un pari sûr : grâce au nouveau taux d’intérêt nominal et à une nouvelle structure des échéances, le défaut de paiement ne serait plus un risque pour l’Argentine.
Les marchés financiers mondiaux ont tendance à paniquer lorsqu’un État (et plus encore s’ils sont plusieurs) commence à glisser. Environ 30 à 40 États sont aujourd’hui probablement en grande difficulté budgétaire. Tous ont besoin de refinancer leurs dettes pour cette année et l’an prochain, jusqu’à ce que la reprise après la pandémie ravive l’activité économique mondiale, restaure les recettes publiques, et réduire la nécessité des dépenses d’urgence.
Dans toutes ces situations, la rationalité collective sur les marchés financiers nécessite des orientations de la part du FMI, et un leadership de la part de quelques créanciers majeurs. À défaut, c’est la course au remboursement assurée entre les créanciers (sorte de variante du dilemme du prisonnier). Chaque créancier dira aux autres : « Vous refinancez la dette pendant que l’on me rembourse, merci bien ».
À condition d’être gérés avec soin, les paiements de service de la dette pour cette année peuvent (et doivent) être recapitalisés à de faibles taux d’intérêt, si nous entendons éviter le carambolage financier. S’ils ne le sont pas, 2020 marquera un nouvel épisode dévastateur de crise financière mondiale.
Lors de la Panique bancaire américaine de 1907, J. Pierpont Morgan et sa banque ont agi pour éloigner le système financier du bord de la falaise. En 2020, c’est à BlackRock qu’il appartient de le faire, elle qui comptait 6 500 milliards $ d’actifs sous gestion à la fin du premier trimestre, et qui figure parmi les créanciers majeurs de l’Argentine. BlackRock doit guider les détenteurs d’obligations vers le refinancement de la dette de l’Argentine selon un taux d’intérêt nominal sûr, et en faire de même avec les autres emprunteurs souverains que la pandémie a plongés dans la difficulté.
C’est à vous d’intervenir, Larry Flink. C’est votre tour de contribuer à empêcher une catastrophe financière planétaire.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, ainsi que professeur en politique et gestion de la santé à l'Université de Columbia. Il est également directeur du Centre de Columbia pour le développement durable, et directeur du Réseau des solutions pour le développement durable auprès des Nations Unies.
© Project Syndicate 1995–2020