Dernier taxi pour l’Europe

Mercredi 6 Mai 2015

ROME – Le contraste entre les réserves de l’Europe vis-à-vis de l’application Uber et l’accueil plutôt bienveillant aux États-Unis face à ce nouveau service de transport souligne une fois encore à quel point le cadre règlementaire européen, conçu en principe pour défendre les consommateurs, finit par protéger toutes sortes d’intérêts établis et bâillonne l’innovation. Ce contraste montre à quel point les gouvernements européens devraient modifier leurs règlementations, encourager les entrepreneurs à développer des modèles économiques dans leur propre pays, plutôt que d’être obligés à accepter les innovations après qu’elles aient été jugées ‘meilleures pratiques’ à l’étranger.


Les manifestations anti-Uber organisées par les chauffeurs de taxi découlent d’une longue tradition d’opposition des fournisseurs établis aux nouvelles technologies, par crainte qu’elles ne menacent leurs emplois. Mais lorsque les Luddites au début du XIXème siècle, par exemple, avaient protesté contre les nouvelles machines textiles en les détruisant, les autorités n’étaient pas intervenues pour freiner l’arrivée de ces nouvelles technologies. Et la Révolution industrielle a donc apporté avec elle une amélioration sans précédent des niveaux de vie partout dans le monde.
Mais lorsque les supermarchés ont progressivement investi dans le secteur de détail au cours de la seconde moitié du XXème siècle, l’approche des gouvernements européens a changé. De nombreux pays ont mis en place des règles au début des années 1970 visant à protéger les petits commerces encore en activité contre la concurrence, retardant d’autant le développement de systèmes de distribution plus modernes. Une génération plus tard, ces restrictions ont été levées en réponse aux pressions des consommateurs.
La réaction au phénomène Uber démontre que les gouvernements européens ne semblent pas avoir retenu la leçon – laissant l’économie européenne en souffrance. Le problème est qu’une introduction dans n’importe quel marché dépend de la perception des opportunités de profit résultant des nouvelles initiatives à un moment donné. Les règlementations peuvent retarder l’entrée sur le marché, mais la technologie ne peut être indéfiniment freinée ;  de nouveaux entrants parviendront à percer au bout du compte. Cependant, leurs modèles économiques pourraient ne plus être profitables, ou du moins, moins profitables qu’ils auraient pu l’être.
Les avantages issus de la position de précurseur se retrouvent dans de nombreux secteurs, du fait des économies d’échelle, ou bien parce que cela permet de fidéliser une clientèle, ou simplement du fait des coûts irrécupérables. C’est surtout le cas pour les plateformes de commercialisation, où les sociétés exploitent les investissements initiaux pour s’assurer une introduction sur un autre marché, ce qui signifie que tout retard entraîné par des restrictions réglementaires inappropriées peuvent avoir un effet négatif d’autant plus important, et empêcher des entreprises à fort potentiel de s’implanter.
Par exemple, l’Italie, qui n’a libéralisé son secteur du détail qu’en 1998, possède bien moins de chaines de supermarchés aujourd’hui que la France, l’Allemagne, et le Royaume Uni. Les chaines de ces pays, qui se sont bâties dans un contexte concurrentiel vorace, dominent en effet aujourd’hui les marchés émergents en Europe et ailleurs dans le monde. En Italie, les limitations imposées aux grandes surfaces ont permis à certaines marques de s’implanter avec force, de survivre et de prospérer, mais insuffisamment pour pouvoir se développer à l’étranger.
De la même manière, les restrictions européennes sur le transport des personnes en voiture empêchent les entrepreneurs du continent de développer des services tel Uber. Comme pour une chaîne de supermarchés, Uber repose sur des économies d’échelle pour permettre à sa plateforme de fonctionner efficacement. Et, comme pour n’importe quelle plateforme, Uber a commencé petit, couvrant ses frais fixes par une expansion par étapes. Maintenant qu’il a atteint une taille minimum d’efficacité, il est difficile pour les nouveaux entrants de recourir aux pressions concurrentielles pour réduire les marges d’Uber.
Lorsqu’Uber débuta à San Francisco en 2009, il n’était pas difficile de s’établir sur le marché et l’application n’eut pas à se confronter à un processus d’autorisation difficile. Donc, Uber a pu tester son nouveau modèle économique – fondé à l’époque sur la disponibilité de voitures de luxe – et s’est développé d’abord à San Francisco puis dans d’autres villes américaines avant de s’aventurer à l’étranger (et d’utiliser sa plateforme pour commercialiser d’autres services).
En Italie, par contre, la seule offre de service de voitures de luxe avec chauffeur via une application téléphonique aurait été interdite. Selon la loi italienne, les services de location de voiture sont strictement liés au garage dans lequel les véhicules sont garés, et les voitures doivent être réservées par avance. Parce l’application Uber ressemble à un service de taxi, il aurait été considéré illégal ; Uber n’aurait jamais été en mesure d’y développer sa plateforme.
Et ceci se vérifie dans de nombreuses autres industries et pays européens, où la structure règlementaire protège les fournisseurs plus que les consommateurs, ce qui freine l’innovation. Aux États-Unis, les nouveaux entrants sur les marchés d’innovation sont rarement freinés, et seulement si cela se justifie véritablement dans l’intérêt général. C’est pourquoi Uber (comme de nombreuses autres plateformes dans de nombreux autres secteurs) peuvent se développer et atteindre l’échelle optimale pour poursuivre leur développement.  
Si l’Europe veut continuer à prospérer, elle doit faciliter l’entrée des innovateurs sur les marchés de manière à ce que les plateformes se développent dans un premier temps à domicile plutôt que d’attendre pour les introduire qu’elles aient été validées ailleurs. Nous devrions soutenir l’innovation portée par les précurseurs sur les marchés plus que nous ne soutenons la protection des acteurs déjà installés sur ces marchés.
On peut y parvenir en adoptant une réglementation basée sur les résultats, destinée à la protection des consommateurs, et non des producteurs. Si dans certains cas, cela peut signifier de simplement modifier l’interprétation et l’application qui est faite de la loi, très souvent, les règlementations elles-mêmes devront être modifiées.
Les nouveaux entrants pourraient encore modifier la structure concurrentielle des marchés matures – non seulement celui des taxis, mais aussi ceux du tourisme, du crédit à la consommation, et de tant d’autres services. Et si une réglementation fondée sur les résultats est adoptée, les innovateurs pourraient bien aussi influencer la structure concurrentielle d’autres marchés qui demeurent sous-développés comme la santé, l’immobilier, et les services professionnels.
Quelque soit le marché, l’arrivée facilitée d’innovateurs qui ne sont pas bloqués par des règlementations injustifiées profite à tous – y compris à ceux dont les activités sont perturbées ou déplacées. Il suffit de demander à n’importe quel descendant actif et éduqué d’un artisan du textile du XIXème siècle.
Alberto Heimler est professeur en économie à la Scuola Nazionale dell’Amministrazione à Rome
 
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