Un tournant pour l’aide au développement

Jeudi 2 Janvier 2020

Depuis les années 1960, plus de 4 600 milliards de dollars bruts (en dollars constants de 2007) ont été transférés vers les pays à faible revenu au titre de l’aide publique au développement (APD), bilatérale et multilatérale. Mais l’extrême pauvreté et la stagnation de la croissance demeurent répandues. Le message est clair : la traditionnelle aide Nord-Sud est loin d’être aussi efficace qu’elle le pourrait et le devrait.


Un tournant pour l’aide au développement
L’un des grands problèmes est qu’au cours des deux dernières décennies, les donateurs occidentaux et les institutions bilatérales et multilatérales de développement n’ont pas accordé l’attention qu’elles auraient dû mériter aux demandes de transformations structurelles et d’industrialisation, notamment à la suppression des goulots d’étranglement des infrastructures dans les pays bénéficiaires de l’aide au développement. Ainsi, à partir des années 1990, les donateurs des pays développés ne sont-ils pas parvenus à investir suffisamment dans le secteur énergétique en Afrique. Cet échec a mené de nombreux pays à la désindustrialisation.

Loin de concevoir des programmes d’aide qui eussent donné aux pays en développement les conseils dont ils avaient besoin pour développer leur secteur manufacturier et réaliser des progrès technologiques, les gouvernements occidentaux et les institutions de développement ont considéré  comme tabous les politiques industrielles. Renforçant encore le problème, les distinctions opérées par le modèle standard d’APD entre aide, commerce et investissement privé fonctionnent comme une entrave à l’exploitation des avantages comparatifs nationaux.

Il existe heureusement une meilleure solution : la coopération Sud-Sud au développement (CSS). En combinant le commerce, l’aide et les investissements publics et privés pour capitaliser sur les avantages comparatifs, la CSS est beaucoup plus efficace que l’APD lorsqu’il s’agit de surmonter les obstacles à l’industrialisation.

C’est l’ensemble du financement du développement qui devrait emprunter cette voie. Cela signifie, avant toute chose, que les donateurs et les institutions du développement devraient adopter un classement élargi des financements, dont les APD traditionnelles ne constitueraient que la première catégorie (DF1 – Development-Financing 1). La deuxième catégorie, DF2, comprendrait les autres fonds publics (AFP). La catégorie DF3 recouvrirait les prêts ayant les caractéristiques des AFP – à savoir les prêts à long terme servant des objectifs de développement, tels les apports de capitaux dans les infrastructures. La dernière catégorie, DF4, comprendrait des investissements ayant les caractéristiques des AFP, comme les participations des fonds d’investissements stratégiques (notamment des fonds verts) dans le développement.

Une approche de ce type renforcerait la transparence, la responsabilité et la compétitivité des partenaires du développement. Elle encouragerait en outre les fonds souverains et les fonds de pension à investir dans les pays en développement, facilitant du même mouvement la constitution de partenariats public-privé. Et elle ouvrirait la voie des conversions de dette en prise de participation.
Mais cette approche ne peut fonctionner que si les donateurs actualisent leur compréhension de ce qui rend soutenable la dette, aux termes du Cadre de viabilité de la dette, établi conjointement par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Les donateurs doivent plus particulièrement repenser la confiance dont ils ont investi, ces dernières décennies le ratio dette / PIB, considéré comme principal indicateur de la viabilité de la dette d’un pays. Dans certains cas, cette approche étroite a découragé les prêts au développement.

Il n’est, à cet égard, qu’à considérer la Chine, accusée d’avoir mené une « diplomatie de la dette », en accordant des prêts à des pays déjà endettés, qui se retrouveraient par conséquent « piégés ». Une étude  récente, réalisée par le Centre pour le développement mondial de Washington, lance l’alarme : en raison de la dette qu’ils ont contractée à l’égard de la Chine, les ratios dette / PIB de huit pays devraient dépasser les 50 %, voire les 60 %. Pourtant, même si c’est vrai, les risques sont probablement exagérés. Après tout, de nombreux pays vivent avec des ratios semblables, sans conséquences graves.

En réalité, l’importance donnée au ratio dette / PIB est trompeuse, pour trois raisons. Tout d’abord, le calcul de ce rapport ne fait pas la distinction entre les différents types de dette (par exemple intérieure ou extérieure). Deuxièmement, il ne dit rien des objectifs servis par la dette – en l’occurrence si elle est contractée pour la consommation (salaires et retraites) ou pour l’investissement. Troisièmement, il ne tient pas compte des effets à long terme sur le PIB des projets financés par la dette.

Fort heureusement, le FMI commence à s’intéresser  à une mesure beaucoup plus parlante, celle de la « valeur nette du secteur public » (ses actifs soustraits de son passif). Considérons encore la Chine. Après des années d’investissements importants dans les infrastructures, les actifs publics sont plus importants que le passif, ce qui signifie que la valeur nette du secteur public est très nettement supérieure à 100 % du PIB – la plus élevée parmi les économies émergentes.

La valeur nette de la Chine pourrait être encore plus élevée, notamment en raison de ses participations (virtuellement) plus importantes que prévu dans les actifs des entreprises publiques. En outre, si la valeur nette financière de l’État chinois (qui exclut les actifs non financiers, dont la valorisation demeure incertaine) s’est détériorée ces dernières années, elle demeure positive, à 8 % du PIB en 2017. Les provinces et collectivités territoriales chinoises possèdent aussi d’importants actifs, notamment fonciers et d’infrastructures – allant des centrales hydroélectriques aux autoroutes ou aux architectures Internet – qui peuvent être utilisés pour créer des emplois et générer des recettes afin d’assurer le service de la dette.

Ainsi, conclut le rapport du FMI, si la Chine est confrontée à des risques importants liés à sa dette, son compte de patrimoine ne peut être qualifié de fragile. Bien au contraire. En autorisant des dépenses plus importantes lors des ralentissements économiques, les actifs de la Chine peuvent fonctionner comme un puissant tampon contracyclique.

Ceci souligne l’utilité de l’aide au développement lorsqu’il s’agit d’accroître le stock d’actifs du secteur public dans un pays – ce qui est précisément la politique menée par la Chine à l’égard de ses partenaires. Plutôt que de condamner cette approche au prétexte qu’elle constituerait une « diplomatie du piège de la dette », les donateurs et les institutions de développement occidentaux devraient y voir un exemple à suivre et concevoir des projets conjoints avec autant de soins que possible, pour s’assurer qu’ils créeront à long terme de la croissance économique.

Une telle approche, intégrée à une stratégie de financement plus vaste, qui associe le secteur privé et cultive les avantages comparatifs nationaux, pourrait soutenir les progrès du développement, qui ont si longtemps échappé à de si nombreux pays. L’aube de la nouvelle décennie peut et doit être un tournant pour le développement mondial.

Traduit de l’anglais par François Boisivon
Justin Yifu Lin, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, est doyen de l’Institut de la nouvelle économie structurale et de l’Institut de la coopération et du développement Sud-Sud à l’université de Pékin, où il est aussi doyen honoraire de l’École nationale de développement. Yan Wang est chercheur et membre de l’Institut de la nouvelle économie structurale à l’université de Pékin.
© Project Syndicate 1995–2020
 
 
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