Lutte contre le tabagisme ou lutte contre le travail des enfants, le dilemme de l'ONU

Mercredi 17 Janvier 2018

La cigarette tue. Mais, au nom de l’anti-tabagisme, l’ONU risque de baisser la garde dans sa lutte contre le travail des enfants.


Crédit Photo: ANDREW BIRAJ / REUTERS
Crédit Photo: ANDREW BIRAJ / REUTERS
Montesquieu le disait bien: le mieux est le mortel ennemi du bien. A juste titre engagées depuis des décennies dans la lutte contre les méfaits du tabagisme, l'Organisation des Nations Unies et ses institutions spécialisées -au premier rang desquelles l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS)– s'efforcent d'améliorer la transparence et l'efficacité de leurs politiques dans ce domaine en se protégeant le plus possible de l'influence de l'industrie du tabac et de ses nombreux lobbyistes.
Mais ce secteur économique –faut-il le rappeler légal jusqu'à ce jour– est également un gros pourvoyeur d'emplois dans de nombreux pays en voie de développement. Et il y a naturellement beaucoup à faire pour améliorer la condition des soixante millions de travailleurs dans les plantations de tabac d'Inde, du Brésil, du Malawi, de Zambie ou d'ailleurs. Des travailleurs bien souvent exploités, notamment parce qu'ils sont fréquemment des enfants. Un défi majeur pour une autre institution Onusienne, l'Organisation Internationale du Travail (OIT), qui en a fait un de ses chevaux de bataille, notamment dans le cadre de l'IPEC, le programme international pour l'élimination du travail des enfants. Dans tous les secteurs d'activité, ce genre d'actions publiques requiert la collaboration des gros donneurs d'ordres. Il se trouve que, soucieuses de redorer une image fort dégradée par le fait que leur production entraîne la mort de sept millions d'être humains par an, les multinationales du tabac se montrent à cet égard particulièrement coopératives. Et elles n'hésitent pas à participer financièrement à plusieurs programmes.
Il en est ainsi de l'initiative ARISE qui consiste à combattre le travail des enfants par l'éducation dans des pays comme le Malawi, la Zambie ou encore le Brésil. Ce programme, entièrement financé par la multinationale JTI (Japan Tobacco International), a permis depuis 2012, selon les évaluations de l'OIT, d'amener à l'éducation quelque 30.000 enfants employés jusque-là dans les champs de tabac. Par ailleurs, l'ECLT, une fondation suisse pour l'élimination du travail des enfants dans la culture du tabac, consacre environ 5 millions de dollars par an à des programmes spécifiques en Afrique, Amérique latine et Asie. Or l'ECLT, co-fondée en 2007 par British American Tobacco, est financée par pratiquement tous les grands acteurs de l'industrie du tabac. Ces financements provenant des cigarettiers sont loin d'être négligeables puisque, depuis 2012, ils représentent environ 15% des financements du programme IPEC de l'OIT.
Bien sûr, ces actions sont loin d'être désintéressées. Elles permettent aux géants du tabac d'améliorer leur image en faisant étalage de leur responsabilité sociale. Sur leur site internet, elles ne se privent pas d'étaler leurs actions bienfaitrices sur tous les continents et affichent en bonne place les logos des programmes de l'ONU auxquels elles participent. Comme le rappelait récemment un fonctionnaire international, "les programmes de responsabilité sociale des entreprises ne sont qu'un autre nom du marketing".
Ce type de considération provoque un malaise croissant au sein de l'Organisation Internationale du Travail dont le fonctionnement même est de nature tripartite puisqu'elle fait travailler ensemble gouvernements, syndicats et business. Sans compter que la jurisprudence réglementaire de l'ONU paraît désormais devoir s'imposer à l'OIT. D'une part, la convention-cadre de l'OMS pour le contrôle du tabac (FCTC) adoptée en 2003 stipule, dans son article 5.3, que les politiques anti-tabac devront être protégées de l'interférence des intérêts commerciaux ou particuliers de l'industrie du tabac. Et la convention précise dans ses annexes que cette absence d'interférence implique de rejeter tout partenariat ou accord non contraignant avec cette industrie du tabac.
Jusqu'à récemment toutefois, l'absence d'interférence n'était censée s'appliquer qu'aux politiques de santé ayant trait à la lutte anti-tabac. Mais, en 2013, fut mise en place l'UNIAFT, une "task force" inter-organisations de l'ONU pour la lutte contre les maladies non-transmissibles (cancer, maladies respiratoires, maladies de cœur...). En octobre 2016, cette équipe ayant pour vocation d'harmoniser les principes de fonctionnement de toutes les agences de l'ONU recommandait que celles-ci se conforment au principe de non-interférence consacré par la FCTC. Une recommandation appuyée en juillet 2017 par une résolution du conseil économique et social de l'ONU.
Bref, qu'il s'agisse ou non de politiques de santé publique, l'ensemble des institutions de l'ONU devraient cesser de coopérer avec l'industrie du tabac. Ceci concerne en premier lieu l'OIT et ses programmes de lutte contre le travail des enfants, mais également l'organisation mondiale des douanes (WCO) dont un congrès sur la contrefaçon et le piratage avait reçu des financements de plusieurs groupes cigarettiers ainsi que le bureau des Nations Unies sur les drogues et le crime (UNODC) dont l'académie internationale anti-corruption avait bénéficié de donations du groupe Philip Moris.
Cette forte pression sur l'OIT a engendré un sacré "bug" début novembre à Genève où se réunissaient les instances de direction de l'organisation. Un communiqué annonçant qu'il allait être mis fin aux partenariats avec l'industrie du tabac a été publié: frissons dans l'assistance! Mais, quelques minutes après, le porte-parole de l'OIT démentait une annonce rendue publique selon lui "par erreur" et renvoyait au mois de mars 2018 toute redéfinition des relations entre OIT et l'industrie du tabac. C'est dire l'embarras des fonctionnaires onusiens...
Au nom des garçonnets de Zambie qui ont troqué les feuilles de tabac contre le papier quadrillé de l'école, on ne peut qu'espérer voir le pragmatisme l'emporter sur des considérations faussement éthiques. En l'espèce, il ne s'agit pas de choisir entre des enfants qui travaillent et des gens qui meurent. Il n'y a guère plus de relations entre un paysan qui récolte légalement une plante et la mort d'un consommateur abusif lointain qu'entre un ouvrier de l'automobile et un accidenté de la route. En outre, qui peut prétendre sérieusement que l'image sociale et environnementale que se donnent les multinationales du tabac risque de pousser un adolescent à acheter son premier paquet de cigarette ou de dissuader un quadragénaire d'arrêter de fumer?
Chef du secrétariat de la Convention OMS pour le contrôle du tabac, le docteur Vera Luiza da Costa e Silva l'affirme sans ambage: "Nous (les agences de l'ONU) avons besoin de partenaires. Les financements publics ne peuvent suffire à mener à bien les programmes de développement; on ne peut se passer de l'apport du secteur privé". Illustration: en 2012 et 2013, le programme de l'OIT pour l'élimination du travail des enfants a reçu plus de financements des groupes cigarettiers que le total des donations versées par la France, le Royaume-Uni, l'Italie, la Suède et le Danemark réunis!
Alors, se priver, au nom d'une morale hypocrite, des financements du business pour faire reculer l'exploitation des enfants, c'est au moins stupide et au pire criminel.
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