Les banques centrales encore très en retard par rapport à l'inflation

Lundi 13 Juin 2022

Les grandes banques centrales sont aujourd’hui perdues dans le cadre de leur mandat de stabilité des prix. En avril, l’inflation de l’indice des prix à la consommation (IPC) aux États-Unis sur 12 mois s’élevait à 8,3 %, en légère baisse par rapport aux 8,5% du mois de mars, et la jauge privilégiée par la Réserve fédérale américaine en matière d’inflation, à savoir l’indice de base des dépenses de consommation personnelle (qui exclut l’alimentaire et l’énergie), atteignait 4,9 %, contre 5,2 % en mars. Or, la manière dont procède la Fed constitue précisément l’inverse de ce qu’elle devrait faire.


Après avoir rehaussé la zone cible de 50 points de base concernant le taux des fonds fédéraux, pour le porter à 0,75-1 %, lors de sa réunion du mois de mai, le Comité fédéral de l’open market (CFOM) a indiqué son intention d’appliquer à nouveau des hausses de 50 points de base lors de ses réunions de juin et juillet. D’après le compte rendu de la réunion de mai, tous les participants ont convenu que l’économie américaine était très solide, le marché du travail extrêmement tendu, et l’inflation bien supérieure à l’objectif. Or, ils ont décidé qu’il incombait au CFOM d’« orienter rapidement la politique monétaire vers une position neutre » (nous soulignons).

Deux problèmes interviennent ici. Premièrement, il est nécessaire que la Fed adopte une position de politique monétaire restrictive, pas une position neutre. Au lieu de cela, le CFOM se contente de noter qu’« une position politique neutre pourrait se révéler appropriée en fonction de l’évolution des perspectives économiques, et des risques associés à ces perspectives ». Deuxièmement, il n’y a rien de rapide dans la mise en œuvre de deux hausses supplémentaires de 50 points de base. La limite haute du taux directeur s’élèvera encore à seulement 2 %, en dessous d’un taux neutre que le consensus estime à 2,5 % (la somme d’un taux réel neutre de 0,5 % et d’un objectif d’inflation de 2 %).

Le resserrement du bilan de la Fed est lui aussi minimal. À partir de juin, ses actifs seront réduits de 47,5 milliards $ (30 milliards $ en bons du Trésor, et 17,5 milliards en titres de dette d’agence et titres adossés à des créances hypothécaires) chaque mois pendant trois mois, puis dans le cadre d’une séquence indéfinie de réductions de 95 milliards $ par mois (60 milliards $ en bons du Trésor, et 35 milliards en titres de dette d’agence et titres adossés à des créances hypothécaires).

Ces chiffres de normalisation peuvent apparaître considérables. Or, il convient de rappeler que le bilan  de la Fed avait explosé jusqu’à atteindre près de 9 000 milliards $ fin mars 2021. Au rythme actuel de réduction, le retour à un bilan au niveau de celui de début mars 2020 (environ 4 200 milliards $) nécessitera plus de quatre ans. Et il faudra plus de sept ans pour retrouver le niveau de septembre 2008 (900 milliards), période à partir de laquelle la Fed a érigé sa muraille de liquidité autour des marchés financiers.

La Fed n’est pas la seule grande banque centrale à demeurer en retard par rapport à l’inflation. Le taux directeur de la Banque d’Angleterre s’élève actuellement à              1 %, chiffre à comparer avec un plus bas historique               de 0,1 % en mars 2020. Or, la BOE a limité ses hausses de taux  à des paliers de 25 points de base tout au plus. Lors de la réunion  de mai de son Comité de politique monétaire, seuls trois membres (sur neuf) ont voté pour une augmentation de 50 points de base. Dans les projections de mai  du CPM, le taux bancaire implicite de marché s’élève à environ 2,5 % mi-2023, pour retomber à 2 % en 2025.

Cette projection de taux directeur apparaît bien trop basse. L’inflation globale de l’IPC au Royaume-Uni a augmenté pour passer de 7 % en mars à 9 % au mois d’avril, et il est prévu qu’elle atteigne un pic à plus de 10 % dans le courant de l’année 2022. La BOE s’attend à ce qu’un important ralentissement de la croissance économique conduise l’inflation jusqu’à sa cible en 2024. Or, même s’il s’agit d’un scénario possible, nous le considérons pour notre part comme peu probable sans un important effort supplémentaire de resserrement monétaire.

L’approche politique est tout aussi inexplicable dans la zone euro, où l’inflation globale de l’IPC a atteint 8,1 % au mois de mai, après s’être élevée à 7,4 % en avril. Or, le taux d’intérêt de la Banque centrale européenne sur ses principales opérations de refinancement demeure à zéro, et son taux directeur des dépôts à -0,5 %. Dans une interview du 25 mai, l’économiste en chef de la BCE, Philip R. Lane, a indiqué qu’après la fin des achats d’actifs nets en juillet, le CPM fixerait une cadence référence de 25 points de base de hausse lors des réunions de juillet et septembre.

Pendant ce temps, le soi-disant très ferme gouverneur de la Banque centrale d’Autriche, Robert Holzmann, appelle  à une hausse de taux de 50 points de base pour la réunion de juillet. Or, même si la BCE augmente les taux de 50 points de base en juillet puis à nouveau en septembre, le taux des dépôts n’atteindra que 0,5 %. L’inflation demeurera nettement supérieure à l’objectif, et, compte tenu d’un taux de chômage harmonisé pour la zone euro et situé à 6,8 % en avril – son plus bas niveau depuis juillet 1990  – l’économie réelle approchera de la surchauffe, ce qui ne semble pas inquiéter outre mesure. La frilosité de la BCE va jusqu’à dépasser celle de la Fed et de la BOE.

Il est nécessaire que ces trois banques centrales adoptent une position contractionniste, en fixant des taux directeurs nettement supérieurs au taux neutre de 2,5 %. Une référence utile autour du juste taux directeur réside dans la règle de Taylor, dont la version originelle recommande un taux directeur égal au taux neutre (2,5 %), plus la moitié de la différence de pourcentage entre le PIB réel et le PIB potentiel (ajusté par rapport à l’inflation), plus 1,5 fois la différence entre le taux d’inflation réel et le taux d’inflation cible.

Supposons avec prudence que l’écart de production soit nul dans les trois domaines de la politique monétaire. Pour la zone euro, même si le taux d’inflation (sous-jacente) correspondait au taux de base de 3,8 % plutôt qu’au taux global, le taux directeur de référence s’élèverait à 5,2 %. Et compte tenu de la difficulté à obtenir un taux d’inflation sous-jacente inférieur à 4 % aux États-Unis et au Royaume-Uni, le taux directeur de référence pour la Fed et la BOE atteindrait pas moins de 5,5 %.

Loin d’être restrictive, l’actuelle position des principales banques centrales demeure expansionniste, les taux directeurs se situant bien en dessous du niveau neutre (et en territoire profondément négatif en termes réels). Toutes trois continuent ainsi d’alimenter l’inflation.

À ses niveaux actuels, l’inflation constitue un très sérieux problème économique, social et politique – qui met particulièrement à mal les plus défavorisés et les moins avisés sur le plan financier. Plus ces prévisions d’inflation à long terme  deviendront  désancrées, plus lourd sera le tribut de la désinflation en termes de production et d’emplois perdus.

L’inévitable et nécessaire ralentissement économique doit être orchestré au plus vite. Lors de chacune des deux prochaines réunions de la Fed et de la BOE, les taux directeurs doivent être augmentés d’au moins 100 points de base, et la BCE doit prévoir trois hausses de taux de 100 points de base voire plus. La BCE n’a pas rehaussé son taux directeur depuis près de 11 ans. Espérons qu’elle n’ait pas oublié comment le faire.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Willem H. Buiter, professeur adjoint à l’Université de Columbia, a été membre du Comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre, et économiste en chef de Citigroup. Anne C. Sibert, professeure d’économie au Birkbeck College de l’Université de Londres, a été membre du Comité de politique monétaire de la Banque centrale d’Islande.
© Project Syndicate 1995–2022
 
Actu-Economie



1.Posté par kounde le 17/06/2022 17:43
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