Le saut dans l’inconnu de la BCE

Lundi 13 Octobre 2014

FRANCFORT – La Banque centrale européenne est au milieu d'une expérience de grande ampleur et risquée. Les taux d'intérêt directeurs sont restés proches de zéro depuis maintenant six ans. Les marchés financiers sont inondés de liquidités. La gestion de crise a entraîné des distorsions de marché majeures ; la performance de certains segments n’est aujourd’hui plus explicable par les données économiques fondamentales. Les conséquences imprévues de cette politique sont de plus en plus visibles – et seront de plus en plus tangibles à mesure que la Réserve fédérale américaine continue de sortir de sa politique monétaire ultra-accommodante d’après 2008.


Et pourtant, la crise de l’Europe est loin d'être terminée, comme le démontrent les décisions du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne en juin  et septembre. Cela reflète deux facteurs : trop peu d'ambition dans la poursuite des corrections de bilan essentielles, ainsi que la lenteur des progrès – négligeables en France et en Italie – dans les économies nationales de l’Europe en restructuration.
La décision de la BCE de redoubler son stimulus monétaire doit donc être considérée comme un acte de désespoir. Son taux directeur a été réduit à 0,05%, le taux de dépôt est négatif et des opérations de refinancement ciblées à plus long terme sont censées encourager les prêts bancaires. En outre, le marché des titres adossés à des actifs doit être relancé par l'achat de TAA. Tout cela est destiné à inonder les marchés, augmenter la taille du bilan de l'Eurosystème de 700 milliards d’euros (890 milliards de dollars) et revenir au volume de bilan enregistré au début de 2012.
L'expansion du bilan de la BCE et de la dépréciation de l'euro recherchée devraient permettre de ramener le taux d'inflation à court terme de la zone euro proche de 2% et de réduire ainsi les risques de déflation. Pour la première fois de son histoire, la BCE semble poursuivre un objectif de change. Comme ce fut le cas pour la Banque du Japon, la valeur externe de la monnaie va devenir un instrument important dans le cadre d'une nouvelle approche stratégique.
Les marchés financiers ont applaudi les récentes décisions de la BCE. En outre, après « s’être effectivement débarrassé de toutes les restrictions du traité de Maastricht qui la liaient au modèle de la Bundesbank allemande », comme l'a formulé l’ancien président de la Fed Alan Greenspan, la BCE est prête à briser d’autres tabous.
Mais dans quel but? En particulier en garantissant les obligations souveraines des pays très endettés, la BCE a effectivement affaibli la volonté de réforme, surtout dans les grands pays de l'Union européenne, dont les structures économiques décrépies sont un obstacle à la croissance potentielle et où plus de place doit être accordée à l'initiative privée.
La volonté de la BCE d'acheter des TAA est particulièrement risquée et crée un nouvel élément de responsabilité collectivité au sein de la zone euro, qui mettrait les contribuables européens dans une très mauvaise posture en cas de pertes. La BCE n'a pas la légitimité démocratique pour prendre de telles décisions de grande portée, avec des effets redistributifs potentiellement importants, ce qui implique un risque encore plus grand pour l'indépendance de la politique monétaire.
En effet, la BCE a déjà été poussée sur la défensive par le Fonds monétaire international, l'OCDE, certains analystes des marchés financiers et économistes anglo-saxons à la suite de la discussion fiévreuse sur le risque de déflation dans la zone euro. Mais quel est le taux d'inflation approprié dans la zone euro, compte tenu de la stagnation économique de facto? Une croissance nominale (c'est, générée par l'inflation) plus élevée devrait-elle remplacer la croissance financée par la dette?
L'Europe doit viser une croissance durable et non inflationniste, ainsi que la création d'emplois compétitifs. Le taux d'inflation  actuel de 0,3% s’explique par la forte baisse des prix des matières premières et l'ajustement douloureux mais inévitable des coûts et des prix dans les pays périphériques. Seule la Grèce a actuellement un taux d'inflation légèrement négatif.
En d'autres termes, la stabilité des prix règne dans la zone euro. Cela renforce le pouvoir d’achat et en fin de compte la consommation privée. La BCE a rempli son mandat en ce qui concerne le présent et l'avenir prévisible. Une action politique n’est pas nécessaire à court terme.
Au contraire, ce sont les gouvernements de la zone euro qui doivent agir à présent. Mais il semble que l’on ait abandonné une division claire des tâches et des responsabilités entre les gouvernements et les banques centrales. L'action du gouvernement dans de nombreux pays à problèmes se termine en fin de compte en pointant du doigt: « L'Europe », la BCE et l'Allemagne, avec leur politique (relativement) responsable, ont toutes été des boucs émissaires.
Dans ce contexte, la BCE a cédé à une immense pression politique, en particulier de la France et de l'Italie, de desserrer sa politique monétaire et d'affaiblir le taux de change. Or, céder au vieux réflexe politique de manipuler le taux de change pour créer un avantage concurrentiel ne donnera, au mieux, qu’une solution à court terme. Cela n’éliminera pas les faiblesses structurelles des pays en question.
La BCE se déplace toujours plus loin en territoire inconnu. Compte tenu de l'insuffisance des corrections de bilan dans le secteur privé et les réformes structurelles inadéquates, les outils macroéconomiques de gestion de la demande ne fonctionneront pas. Malgré l'approche agressive de la BCE, la politique monétaire en l'absence de réformes économiques structurelles risque d'être inefficace.
Autrement dit, injecter plus de liquidités ne mènera pas à un crédit bancaire plus actif tant qu’il n’y a pas plus de transparence en ce qui concerne l'étendue du problème des prêts improductifs et que les économies concernées deviennent plus flexibles. Les examens de la qualité des actifs et les test de résistance des banques  de la BCE sont censés apporter un peu de clarté à la première question. Ensuite, plus prêts se feront à des conditions acceptables – en supposant qu'il existe une demande correspondante. Cependant, l'incertitude demeure quant à l'ampleur et au rythme des réformes économiques.
Les décisions récentes de la BCE, avec leur accent sur les effets à court terme, indiquent que la politique monétaire n’est plus ciblée sur la zone euro dans son ensemble, mais sur ses membres en difficulté. Des décisions ad hoc ont remplacé une stratégie à moyen terme réalisable et basée sur des principes. Les problèmes créés par cette approche seront aggravés par les conflits d'intérêts inévitables de politique monétaire liés aux nouveaux rôles de la BCE en matière de stabilité financière et de supervision bancaire. La première victime sera probablement la stabilité des prix.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Jürgen Stark est un ancien membre du Conseil exécutif de la BCE et ancien sous-gouverneur de la Deutsche Bundesbank.
 
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