Le piège de l'impunité

Mercredi 17 Juin 2015

Nous vivons dans un monde d'impunité. Les allégations de corruption qui entouraient la FIFA depuis des décennies ont abouti la semaine dernière à des inculpations massives à l'encontre des dirigeants de la FIFA. Pourtant le président de la FIFA Sepp Blatter a été réélu quatre fois, même après plusieurs actes d'accusation. Oui, Blatter a finalement démissionné, mais seulement après que lui et plusieurs douzaines de membres de la Fédération aient encore une fois témoigné leur mépris envers toute forme d'honnêteté et envers la loi.


Jeffrey D. Sachs est professeur de Développement durable, professeur de Politique sanitaire et Directeur du Earth Institute à l'Université Columbia
Jeffrey D. Sachs est professeur de Développement durable, professeur de Politique sanitaire et Directeur du Earth Institute à l'Université Columbia
Ce genre de comportement se retrouve partout dans le monde. Voyons ce qui se passe à Wall Street. En 2013 et 2014, JPMorgan Chase a écopé de plus de 20 milliards de dollars d'amende pour malversations financières. Pourtant son PDG a touché un salaire net de 20 millions de dollars pour les années 2014 et 2015. On peut penser aussi aux scandales de corruption au Brésil, en Espagne et dans de nombreux autres pays où les gouvernements restent au pouvoir, même une fois rendue publique la corruption au plus haut niveau du parti au pouvoir.
La possibilité qu'ont certaines personnes de détourner une importante puissance publique et privée afin de bafouer la loi et les normes morales pour leur profit personnel, est l'une des manifestations plus éclatantes de l'inégalité. Les pauvres sont emprisonnés à perpétuité pour des crimes insignifiants, pendant que certains banquiers qui plument les citoyens de plusieurs milliards sont invités à des diners officiels à la Maison Blanche. Une chansonnette célèbre de l'Angleterre médiévale dit à quel point ce phénomène n'a rien de nouveau :
The law locks up the man or woman
Who steals the goose off the common
But leaves the greater villain loose
Who steals the common from the goose.

(La loi emprisonne celui ou celle
Qui vole une oie à la commune
Mais laisse filer le plus grand malfaiteur
Qui vole la commune de l'oie.)
Les plus grands voleurs actuels sont ceux qui volent les biens communs modernes : ceux qui pillent les budgets publics, souillent l'environnement et se jouent de la confiance publique. La publication des actes d'accusation à l'encontre des 14 dirigeants de la FIFA citent non seulement des malfaiteurs du monde du sport, mais également quelques grandes figures notoires : des comptes bancaires secrets suisses, des paradis fiscaux aux Îles Caïmans, des sociétés écrans : autant de succursales financières littéralement conçues pour exempter les riches de tous les contrôles juridiques.
Dans le cas présent, le FBI et le Département de la Justice des États-Unis ont fait leur travail. Mais ils l'ont fait en partie en pénétrant dans les eaux troubles du secret financier créé et protégé par le Trésor américain, par l'Internal Revenue Service et le Congrès américain (qui a toujours préservé les paradis fiscaux des Caraïbes).
Dans certaines sociétés et certains secteurs économiques, l'impunité est maintenant si répandue qu'elle est considérée comme inévitable. Quand un comportement contraire à l'éthique de la part de dirigeants politiques et d'affaires est largement considéré comme « normal », il devient donc impuni par l'opinion publique et se renforce dans son caractère normal, créant de la sorte un « piège de l'impunité. » Par exemple, les politiciens aux États-Unis touchent aujourd'hui des pots de vin de façon si flagrante et si constante de la part de riches donateurs, qu'une grande partie de la population accueille les nouvelles révélations de malversations financières (comme les transactions financières moralement douteuses de la Fondation Clinton) par bâillement cynique.
La situation du secteur bancaire mondial est particulièrement inquiétante. Une récente étude rigoureuse  sur les attitudes morales dans le secteur des services financiers aux États-Unis et au Royaume-Uni a prouvé que le comportement immoral et illégal est bien à présent considéré comme dominant. Près de 47% des répondants ont affirmé qu'il est « probable que leurs concurrents aient exercé une activité immorale et illégale » et 23% estiment que leurs collègues de travail sont impliqués dans ces activités.
La jeune génération a appris la leçon : 32% des répondants employés dans le secteur financier depuis moins de dix ans ont déclaré « qu'ils s'impliqueraient probablement dans un délit d'initié pour gagner 10 millions de dollars s'il n'y avait aucune chance de se faire arrêter. » La chance d'être arrêté pour ces malversations est hélas sans doute très faible.
Pourtant toutes les sociétés ou tous les secteurs ne sont pas pris au piège de l'impunité. Certaines sociétés, notamment en Scandinavie, gardent l'espoir que leurs fonctionnaires et chefs d'entreprise doivent et vont agir moralement et avec honnêteté. Dans ces pays, les ministres sont obligés de démissionner pour des infractions mineures qui semblent triviales dans d'autres pays.
Convaincre les citoyens américains, russes, nigérians ou chinois que la corruption peut en effet être contrôlée peut sembler être une tâche futile. Mais le jeu en vaut assurément la chandelle, car les faits sont accablants : l'impunité n'est pas seulement moralement nocive mais elle est également économiquement coûteuse et profondément corrosive pour le bien-être commun.
Des études récentes ont montré que lorsque la « confiance généralisée » dans la société est forte, la performance économique est améliorée et la satisfaction de vivre est plus forte. Entre autres bénéfices, les accords commerciaux sont conclus plus facilement et mis en application plus facilement. Ce n'est pas une coïncidence si les pays scandinaves se classent parmi les pays les plus heureux du monde  et les plus prospères année après année.
Que peut-on donc faire pour surmonter un piège de l'impunité ? Une partie de la réponse passe naturellement par le maintien de l'ordre (comme les actes d'accusation contre la FIFA) et par la protection des informateurs. Pourtant le maintien de l'ordre n'est pas suffisant : les comportements publics jouent également un rôle important.
Si l'opinion publique exprimait tout son mépris et son dégoût envers les banquiers qui trompent leurs clients, envers les dirigeants pétroliers qui détruisent le climat, envers les dirigeants de la FIFA qui tolèrent des pots de vin et envers les politiciens qui font ami-ami avec les précédents en échange de financements de campagne et de pots-de-vin, l'illégalité pour quelques-uns ne pourrait pas devenir la norme. Le dédain public ne peut pas mettre immédiatement fin à la corruption, mais il peut rendre la vie beaucoup moins agréable à ceux qui volent les biens communs du reste d'entre nous.
Un candidat aux élections présidentielles américaines de 2016, l'ancien gouverneur du Maryland Martin O'Malley, a récemment lancé sa campagne en demandant  pourquoi pas un seul PDG de Wall Street n'a été reconnu coupable de délit financier après la crise financière de 2008. C'est une bonne question, qui peut aider les États-Unis à surmonter leur piège de l'impunité.
Pourtant nous pouvons poser une question encore plus simple. Pourquoi ces mêmes banquiers sont-ils encore adulés par le président Barack Obama, invités aux pompeux dîners officiels et interviewés avec tant d'égards par les médias ? La première chose que toute société peut et doit faire, c'est refuser la respectabilité à des dirigeants politiques et d'affaires qui abusent délibérément de la confiance publique.
Jeffrey D. Sachs est professeur de Développement durable, professeur de Politique sanitaire et Directeur du Earth Institute à l'Université Columbia. Il est également conseiller spécial au Secrétariat général des Nations Unies sur les Objectifs du Millénaire pour le Développement.
 
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