Le dangereux projet numérique de la Chine

Jeudi 5 Mars 2015

WASHINGTON, DC/BRUXELLES – En entrant à la bourse de New York l’an dernier, le géant chinois de l’e-commerce Alibaba est devenu du jour au lendemain la 17e plus grande société cotée en bourse, avec un capitalisation de marché de 230 milliards $ – devant Amazon, eBay ou encore Facebook. Il semble pourtant que l’Europe n’ait pas pris note de cet événement majeur.


En effet, plutôt que d’œuvrer face à l’ascension numérique de la Chine, l’Union européenne est restée fixée sur la réussite mondiale des plateformes américaines telles qu’Amazon, Facebook et Google, allant jusqu’à menacer de prendre des mesures punitives à leur encontre. Quelques mois après l’entrée en bourse d’Alibaba, le Parlement européen a adopté une résolution non contraignante  destinée à empêcher les sociétés en ligne telles que Google d’ « abuser » de leur position sur le marché. Cette résolution en appelait ainsi à une « séparation entre les moteurs de recherche et les autres services commerciaux. »
De plus en plus de signaux indiquent pourtant combien le véritable défi de concurrence pour l’Europe est voué à provenir d’Orient, et particulièrement de la Chine, qui procède à une démarche protectionniste et expansionniste afin d’établir sa future domination numérique. Si l’Union européenne et les États-Unis ne travaillent pas main dans la main pour limiter la progression de la Chine sur ce front, ils risquent de laisser le champ libre à un régime réglementaire basé sur des principes qui contrarient directement les valeurs fondamentales que partagent les deux plus grandes puissances économiques occidentales.
Nul ne saurait douter de la réussite de la Chine au sein de l’économie d’Internet. Grâce à Alibaba, la Chine possède désormais 27 sociétés dites « licornes » (entreprises valorisées à hauteur d’1 milliard $ à l’issue d’une entrée en bourse, d’une vente, ou d’une ronde de financement déclarée publiquement), là où l’Europe n’en compte que 21. La Chine peut également se vanter de réunir quatre des dix sites Internet les plus visités au monde. Baidu, premier moteur de recherche du pays, prévoit qu’en l’espace de seulement six ans la moitié de ses revenus proviendra de l’extérieur de la Chine.
Bien entendu, au sein de l’univers numérique, la Chine est encore considérablement à la traîne par rapport aux États-Unis et leurs 79 licornes. Elle fait néanmoins peser une plus grande menace sur l’ouverture et la concurrence dans le secteur, dans la mesure où ses dirigeants recourent au mercantilisme et au protectionnisme pour promouvoir leurs objectifs en matière de haute technologie.
À titre d’exemple, la démarche du Conseil d’État chinois consistant à positionner le pays en tant que leader mondial de la production de semi-conducteurs d’ici 2030 implique l’octroi d’au moins 20 milliards € de subventions gouvernementales en faveur d’entreprises chinoises, ainsi que d’autres octrois discriminatoires destinés à écarter la concurrence étrangère. De même, le gouvernement chinois a engagé annuellement 640 milliards $, sur cinq ans, en faveur de seulement sept « industries émergentes stratégiques, » parmi lesquelles le secteur des technologies de l’information et de la communication.
Par ailleurs, la Chine recourt à des normes technologiques qui font office de barrières de marché, tout en utilisant sa législation anti-monopole pour harceler les entreprises américaines et européennes. Ajoutez à cela le vol de précieux éléments de propriété intellectuelle européens et américains, notamment via un piratage appuyé par l’État et ciblant les ordinateurs des sociétés européennes, et la menace que fait peser la Chine sur la concurrence ouverte apparaît tout à fait claire.
La difficulté ne se limite pas cependant aux frontières de la Chine. Le « Consensus de Pékin » – approche politique étatiste de la Chine, souvent opposée au « Consensus de Washington, » qui fait intervenir des politiques favorables au marché, largement soutenues par l’Europe et les États-Unis – incite de plus en plus de pays à inonder de privilèges et de subventions leurs champions technologiques nationaux. Peut-être plus problématique encore, l’influence chinoise alimente les démarches de balkanisation d’Internet – à savoir le morcèlement de l’Internet global en réseaux nationaux fermés et plus étroits – dans un certain nombre de pays parmi lesquels plusieurs acteurs majeurs tels que le Brésil, la Russie et la Turquie, et trouve même certains sympathisants en Europe.
Une telle localisation des données peut apparaître anodine, d’autant plus lorsqu’elle est présentée comme une réponse légitime aux révélations autour d’un espionnage de grande ampleur perpétré par des entités telles que la NSA américaine. À travers la promesse d’un cloud national « sécurisé, » les dirigeants politiques s’attacheraient ainsi à résoudre le problème. Pour autant, il s’agit là de motifs trop faibles pour justifier que soit mise à mal l’une des plus formidable innovations de notre ère, et l’un des moteurs de croissance économique les plus efficaces, d’autant plus que le piratage peut provenir – et provient bel et bien – de partout dans le monde. Plus encore, la cybercriminalité la plus grave provient précisément de ces États qui, à la manière de la Chine et de la Russie, conduisent la démarche de balkanisation.
Le plus court chemin vers la montée en puissance numérique de la Chine réside dans une dispute transatlantique autour de questions relativement bénignes. Qu’il s’agisse des données, des droits d’auteur, de l’Internet des Objets ou encore de la confidentialité, l’UE et les États-Unis doivent s’entendre sur une démarche commune – fondée sur ces valeurs partagées que constituent la démocratie, la primauté du droit, et la liberté d’expression. À défaut, il faut s’attendre ce que la Chine dicte bientôt les modalités commerciales du secteur économique le plus croissant de la planète. Car si les sociétés les plus ouvertes et les plus pluralistes ne s’élèvent pas en faveur d’un Internet ouvert et de transactions basées sur le marché, qui d’autre le fera ?
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Robert D. Atkinson est fondateur et président de l’Information Technology and Innovation Foundation, think tank basé à Washington, DC. Paul Hofheinz est président du Conseil de Lisbonne, un think tank bruxellois.
 
 
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