L’Amérique en travers de la route

Jeudi 6 Août 2015

La troisième Conférence internationale sur le financement du développement s'est récemment ouverte à Addis-Abeba, capitale de l'Éthiopie. Cette conférence survient à l'heure où les pays en voie de développement et les marchés émergents démontrent leur capacité à absorber de manière productive des montants financiers colossaux. En effet, les démarches actuellement entreprises par ces États – investissements dans les infrastructures (routes, réseaux électriques, ports, et bien d'autres projets), construction des villes qui accueilleront un jour plusieurs milliards de citoyens, et transition vers une économie verte – sont véritablement titanesques.


Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, est professeur à l’Université de Columbia
Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, est professeur à l’Université de Columbia
Dans le même temps, l'heure est à l'abondance de sommes d'argent prêtes à être mises à disposition d'une utilisation productive. Il y a seulement quelques années, Ben Bernanke, alors président du Conseil d'administration de la Réserve fédérale, évoquait un excès d'épargne à travers le monde. Les projets d'investissement prometteurs de forts rendements sociaux se trouvaient pourtant affamés de financements. Cette situation demeure actuellement. Le problème, hier comme aujourd'hui, réside en ce que les marchés financiers mondiaux, censés servir d'intermédiaire efficace entre les épargnes et les opportunités d'investissement, opèrent au lieu de cela une mauvaise affectation des capitaux, et créent un certain nombre de risques.
Intervient également un autre aspect ironique. La plupart des projets d'investissement dont ont besoin les pays émergents s'inscrivent dans le long terme, de même qu'une majeure partie des épargnes disponibles – à savoir plusieurs milliers de milliards au sein des comptes de retraite, des fonds de pension et autres fonds souverains. Or, nos marchés financiers, qui s'axent de plus en plus sur de courts horizons, se situent précisément entre ces deux univers.
Beaucoup de choses ont changé en 13 ans, depuis la première Conférence internationale sur le financement du développement  organisée en 2002 à Monterrey, au Mexique. À l'époque, le G-7 dominait l'élaboration des politiques économiques mondiales ; c'est aujourd'hui la Chine qui occupe la place de première économie de la planète (en termes de parité de pouvoir d'achat), avec une épargne supérieure de 50 % à celle des États-Unis. En 2002, les institutions financières occidentales étaient considérées comme expertes dans la gestion du risque et l'affectation des capitaux ; elles apparaissent aujourd'hui maîtresses dans l'art de la manipulation des marchés et autres pratiques trompeuses.
L'heure n'est plus aux appels invitant les pays développés à honorer leurs engagements consistant à consacrer au moins 0,7 % de leur RNB à l'aide au développement. Une poignée de pays nord-européens – Danemark, Luxembourg, Norvège, et de manière surprenante le Royaume-Uni – pourtant en pleine situation d'austérité auto-infligée – ont honoré leurs promesses en 2014. En revanche, les États-Unis (qui y ont consacré 0,19 % de leur RNB en 2014) se situent loin, loin derrière.
Désormais, les pays en voie de développement et les marchés émergents donnent de la voix face à l'Amérique et aux autres : si vous ne respectez pas vos promesses, acceptez au moins de libérer le passage, et laissez-nous bâtir une architecture internationale de l'économie mondiale qui fonctionne également pour les plus pauvres. Sans surprise, les puissants d'aujourd'hui, en premier lieu desquels les États-Unis, font tout leur possible pour contrecarrer ces efforts. Lorsque la Chine a proposé que la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures contribue à recycler une partie de l'excès d'épargne mondiale en l'orientant là où les financements étaient cruellement nécessaires, les États-Unis ont cherché à torpiller la démarche. En fin de compte, l'administration du président Barack Obama subira une défaite cinglante (et extrêmement embarrassante).
Les États-Unis se tiennent également en travers de la route en matière d'avancées mondiales vers une primauté internationale du droit régissant les dettes et la finance. Illustration de cela, si les marchés obligataires entendent fonctionner correctement, une méthode ordonnée de résolution des cas d'insolvabilité souveraine  doit être élaborée. Or, cette méthode est aujourd'hui inexistante. L'Ukraine, la Grèce et l'Argentine sont autant d'exemples de l'échec des arrangements internationaux existants. La grande majorité des États préconisent l'élaboration d'un cadre de restructuration des dettes souveraines. Ici encore, les États-Unis restent un obstacle considérable.
La question de l'investissement privé est également importante. Or, les nouvelles dispositions sur l'investissement, intégrées aux accords commerciaux négociés par l'administration Obama de l'autre côté des deux océans, ont pour implication que l'accompagnement de ces investissements directs étrangers s'effectue au prix d'une nette réduction de la capacité des gouvernements à réglementer l'environnement, la santé, les conditions de travail, voire l'économie elle-même.
La position américaine concernant la question la plus débattue lors de la conférence d'Addis-Abeba s'est révélée particulièrement décevante. À l'heure où les pays en voie de développement et les marchés émergents s'ouvrent aux multinationales, il devient de plus en plus nécessaire qu'ils puissent imposer fiscalement les profits que ces géants réalisent sur leur territoire. Apple, Google et General Electric ont démontré tout leur génie dans l'esquive de taxes qui excèdent ce qu'ils emploient dans le développement de produits innovants.
L'ensemble des pays du monde – aussi bien développés qu'en voie de développement – ne cessent de perdre plusieurs milliards de dollars de recettes fiscales. L'an dernier, le Consortium international de journalistes d'investigation a publié des informations  autour d'accords fiscaux luxembourgeois mettant en évidence l'ampleur du phénomène d'évasion fiscale. Si un pays riche comme l'Amérique peut éventuellement se permettre les comportements décrits par le fameux scandale Luxembourg Leaks, ce n'est en revanche pas le cas des pays pauvres.
J'ai été membre d'une entité internationale baptisée Commission indépendante pour la réforme de l'impôt international sur les sociétés, qui réfléchit aux moyens de réformer le système fiscal actuel. Dans un rapport  présenté lors de la Conférence internationale pour le financement du développement, nous nous sommes unanimement entendus sur le fait que le système actuel était rompu, et que des ajustements minimes ne sauraient y remédier. Ainsi avons-nous proposé une alternative – semblable à la manière dont les grandes entreprises sont taxées au sein même des États-Unis, et les recettes affectées à chaque État en fonction de l'activité économique opérée dans les frontières de chacun d'entre eux.
Les États-Unis et plusieurs autres pays développés œuvrent pour des changements beaucoup plus minimes, sur recommandation de l'OCDE, c'est-à-dire le club des pays riches. Autrement dit, c'est aux États dont sont issus les resquilleurs et évadés fiscaux les plus puissants politiquement que revient la tâche consistant à concevoir un système de lutte contre l'évasion fiscale. Notre commission a expliqué en quoi les réformes entreprises par l'OCDE constituaient  au mieux des mesures de bricolage, sur fond de système fondamentalement défaillant, et s'avéraient tout simplement inadéquates.
Les pays en voie de développement et les marchés émergents, conduits par l'Inde, ont fait valoir qu'un forum de discussion adapté aux problématiques globales existait déjà sous forme d'un groupe institutionnalisé au sein des Nations Unies, à savoir le Comité d'experts sur la coopération internationale en matière fiscale, dont ces pays estiment nécessaire d'élever le statut et les financements. Les États-Unis s'y sont fermement opposés, souhaitant maintenir une situation d'hier, caractérisée par une gouvernance mondiale exercée par et pour les pays développés.
Les nouvelles réalités géopolitiques exigent de nouvelles formes de gouvernance globale, qui conféreraient davantage de poids aux pays émergents et en voie de développement. Car si les États-Unis l'ont emporté à Addis-Abeba, ils se sont également révélés évoluer à contre-courant de l'histoire.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, est professeur à l’Université de Columbia. Son ouvrage le plus récent, co-écrit avec Bruce Greenwald, s’intitule Creating a Learning Society: A New Approach to Growth, Development, and Social Progress .
 
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