Les flux de capitaux mondiaux investissent dans les marchés frontières

Jeudi 19 Mars 2015

Les marchés naissants, ou marchés frontières, sont le nouveau dada des milieux d’investissement. Bien que ces pays à bas revenus – qui comprennent le Bangladesh et le Vietnam en Asie, le Honduras et la Bolivie en Amérique latine et le Kenya et le Ghana en Afrique – ont des marchés financiers modestes et peu développés, ils enregistrent une forte croissance et devraient compter au nombre des économies émergentes à l’avenir. Ces quatre dernières années, les flux de capitaux privés vers les économies de frontières ont représenté près du double de ces flux vers les économies émergentes. La question de savoir s’il faut s’en réjouir ou se lamenter est devenue une sorte de test de Rorschach pour les analystes et décideurs économiques.


Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institut d'études avancées de Princeton dans le New Jersey
Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institut d'études avancées de Princeton dans le New Jersey
Nous savons aujourd’hui que la promesse présentée par la liberté de mouvement des capitaux ne s’est pas réalisée. Dans l’ensemble, l’augmentation des entrées de capitaux a encouragé la consommation plutôt que l’investissement dans les pays bénéficiaires, accentuant la volatilité économique et la fréquence de douloureuses crises financières. Au lieu d’instaurer une discipline, les marchés financiers internationaux ont augmenté la disponibilité du crédit, affaiblissant ainsi les contraintes budgétaires des gouvernements prodigues et les bilans non solvables des banques.
Le meilleur argument en faveur de la liberté de mouvements des capitaux a été avancé il y a près de vingt ans par Stanley Fischer, alors premier directeur général adjoint du Fonds monétaire international (FMI) et aujourd’hui vice-président de la Réserve fédérale américaine. Si Fischer reconnaissait les dangers d’une libre circulation des capitaux, il affirmait que la solution n’était pas de maintenir les contrôles sur les mouvements de capitaux, mais d’entreprendre les réformes nécessaires pour en atténuer les dangers.
Fischer argumentait en ce sens à une époque où le FMI cherchait activement à inscrire la libéralisation du compte de capital dans ses statuts. Mais les crises financières se sont ensuite succédées dans le monde, en Asie, au Brésil, en Argentine, Russie, Turquie et finalement en Europe et aux Etats-Unis. Le FMI a depuis lors eu le mérite de revenir quelque peu sur sa position concernant le contrôle des mouvements de capitaux. En 2010, il a publié une note reconnaissant que les contrôles de capitaux faisaient partie de l’arsenal d’instruments politiques destinés à lutter contre l’instabilité financière.
Le point de vue dominant, que ce soit au FMI ou dans les pays avancés, est toutefois que les contrôles des mouvements de capitaux doivent être un instrument de dernier recours – ne devant servir que lorsque les politiques financières et macroéconomiques ont été épuisées. La liberté de mouvement des capitaux reste le but ultime, même si certains pays prennent du temps pour y parvenir.
Mais cette position comporte deux problèmes. Le premier est, comme le soulignent sans cesse les partisans de la libre circulation des capitaux, que les pays doivent remplir une longue liste de conditions préalables avant de pouvoir profiter de la mondialisation financière. Ces conditions comprennent notamment la protection des droits de la propriété, une bonne exécution des contrats, l’éradication de la corruption, l’amélioration de l’information et de la transparence financières, de saines pratiques de gouvernance des entreprises, une stabilité budgétaire et monétaire, une viabilité de la dette, des taux de change déterminés par le marché, une réglementation financière de haut niveau et un contrôle prudentiel. En d’autres termes, une politique destinée à favoriser la croissance des pays en développement nécessite l’existence d’institutions des pays avancés avant de pouvoir prendre effet.
Pire, cette liste n’est pas seulement longue, elle est illimitée. Comme l’a démontré l’expérience des pays avancés lors de la crise financière mondiale, les systèmes de réglementation et de supervision les plus sophistiqués sont loin d’être fiables. Ainsi, demander aux pays en développement de mettre en place le genre d’institutions qui permettraient de sécuriser les flux de capitaux consiste à placer la charrue avant les bœufs ; c’est également une mission impossible. La prudence invite à adopter une approche plus pragmatique, qui donne un rôle permanent au contrôle des mouvements de capitaux aux côtés d’autres instruments réglementaires et prudentiels.
Le second problème tient à la possibilité que les entrées de capitaux nuisent à la croissance, même en ne tenant pas compte des préoccupations concernant la fragilité financière. Les partisans de la liberté de mouvement des capitaux partent du postulat que les économies pauvres présentent de nombreuses occasions d’investissement rentable qui ne sont pas exploitées à cause d’une pénurie de fonds à investir. Laissez affluer les capitaux, disent-ils, et l’investissement et la croissance décolleront.
Mais de nombreux pays en développement sont freinés par le manque de demande d’investissement, et pas par une pénurie d’épargne nationale. Le rendement social sur investissement est élevé, mais les rendements privés des investisseurs sont faibles en raison des externalités, des impôts élevés, de la faiblesse des institutions ou de plusieurs autres facteurs.
Les entrées de capitaux dans les économies qui souffrent d’une faible demande d’investissement alimentent la consommation, pas l’accumulation du capital. Elles entraînent également une appréciation du taux de change qui à son tour aggrave la pénurie d’investissement. La rentabilité des secteurs des biens négociables – les plus sensibles aux problèmes d’appropriabilité – plonge, et la demande d’investissement baisse à nouveau. Dans le cas de ces économies, les entrées de capitaux peuvent retarder la croissance au lieu de la stimuler.
Ces préoccupations ont incité les économies émergentes à essayer diverses formes de contrôle des capitaux. En principe, les marchés frontières devraient pouvoir tirer des enseignements utiles de cette expérience. Comme le soulignait Olivier Jeanne de l’université John Hopkins lors d’une récente conférence du FMI organisée pour diffuser ces enseignements, les mesures de flux de capitaux en vogue ces temps-ci ne fonctionnent pas très bien.
Ce n’est pas parce que ces mesures échouent à influer sur la quantité ou la composition des flux financiers, mais parce que leurs effets sont très faibles. Comme l’ont appris le Brésil, la Colombie, la Corée du Sud et d’autres, des contrôles limités qui ciblent des marchés spécifiques comme le marché obligataire ou les prêts bancaires à court terme n’ont pas d’effets notables sur les résultats clés – le taux de change, l’indépendance monétaire ou la stabilité financière nationale. La conclusion est que pour être efficaces, les contrôles de capitaux doivent plus être une massue, frappant large, qu’un instrument de précision ciblé.
Les contrôles de capitaux ne sont pas une panacée en eux-mêmes et ils créent souvent des problèmes plus graves encore, comme la corruption ou le report de réformes, que ceux qu’ils résolvent. Mais ceci vaut pour tous les domaines de l’action gouvernementale. Nous vivons dans un monde de pis-aller où l’action politique est presque toujours partielle (et partiellement efficace), et où les réformes bien intentionnées dans un domaine peuvent avoir des effets négatifs en raison de distorsions ailleurs dans le système.
Dans un tel monde, faire du contrôle des mouvements de capitaux un instrument de dernier recours, toujours et partout, n’est pas très logique ; en fait, cela conduit à une fétichisation de la mondialisation financière. Il faut procéder au cas par cas, avec un pragmatisme solide, et reconnaître que le contrôle des capitaux mérite une place prééminente.
Traduit de l'anglais par Julia Gallin
Dani Rodrik est professeur de sciences sociales à l'Institut d'études avancées de Princeton dans le New Jersey. Son dernier ouvrage estThe Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy (Le paradoxe de la mondialisation : la démocratie et l’avenir de l’économie mondiale – ndlt).
 
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