Le néo-protectionnisme dangereux de l'Amérique

Lundi 20 Février 2017

Le président américain Donald Trump est sur le point de commettre une erreur politique. Cette erreur va porter tort, en particulier à court terme, aux pays d'Afrique subsaharienne, d'Amérique latine et d'Asie, en particulier aux économies émergentes comme la Chine et le Sri Lanka (qui enregistrent d'importants excédents commerciaux vis-à-vis des États-Unis) ainsi qu'à l'Inde et aux Philippines (qui sont d'importantes grandes destinations de délocalisation). Mais personne ne va souffrir davantage que les États-Unis eux-mêmes.


La politique en question est un étrange protectionnisme néolibéral : appelons-le « néo-protectionnisme ». D'une part, il s'agit d'une tentative de « sauver » les emplois nationaux en imposant des lourdes taxes douanières sur les marchandises étrangères, qui influent sur les taux de change, restreignent les entrées de travailleurs étrangers et créent des d'obstacles à l'externalisation. D'autre part, il s'agit d'une déréglementation financière néolibérale. Ce n'est pas cela qui va venir en aide à la classe ouvrière américaine actuelle.
Les travailleurs américains ont des défis importants à relever. Si les États-Unis bénéficient en ce moment d'un faible taux de chômage  de 4,8 %, de nombreuses personnes travaillent à temps partiel et le taux de participation au marché du travail  (la part de la population en âge de travailler qui travaille ou qui recherche un emploi), a chuté de 67,3 % en 2000 à 62,7 % en janvier. En outre, les salaires réels plafonnent en grande partie depuis des décennies : le véritable revenu médian des ménages est le même aujourd'hui qu'en 1998. De 1973 à 2014, le revenu des 20 % des ménages les plus pauvres a diminué légèrement, alors même que les revenus des 5 % des ménages des plus riches a doublé.
L'un des facteurs à l'origine de ces tendances a été la baisse de l'emploi dans le secteur industriel. Greenville, en Caroline du Sud, est un bon exemple. Autrefois connue sous le nom de Capitale du textile du monde, avec 48 000 personnes employées dans ce secteur en 1990, il ne reste plus dans cette ville que 6 000 ouvriers du textile  à l'heure actuelle.
Mais l'économie à l'origine de ces tendances est beaucoup plus complexe que ne l'insinue la rhétorique populaire. Le principal défi que doit relever la main d'œuvre actuelle n'est qu'en partie celui de l'ouverture du commerce ou de l'immigration : le plus grand coupable est l'innovation technologique, en particulier la robotique et l'intelligence artificielle, qui ont accru la productivité de façon considérable. De 1948 à 1994, l'emploi dans le secteur industriel a chuté de 50 %, mais la production a augmenté de 190 %.
Selon une étude  menée par Ball State University, si la productivité était restée constante de 2000 à 2010, les États-Unis auraient besoin de 20,9 millions d'employés dans le secteur industriel pour produire ce qu'ils produisaient à la fin de cette décennie. Mais la croissance de la productivité issue de la technologie signifie que les États-Unis ont eu réellement besoin de seulement 12,1 millions de travailleurs. En d'autres termes, 42 % des emplois industriels ont été perdus durant cette période.
Bien que certaines formes de protection ciblée puissent être en mesure de jouer un rôle dans l'aide aux travailleurs américains, le néo-protectionnisme n'est pas la solution. Il ne serait pas seulement inefficace : il risque bel et bien de créer un préjudice important.
Le fait est que depuis l'efficacité et la sécurité des canaux d'expédition, jusqu'à la technologie numérique et à Internet, un grand bassin de main-d'œuvre bon marché est disponible pour les producteurs mondiaux. Les tentatives américaines d'empêcher les entreprises de tirer profit de cette ressource ne va pas changer cette réalité, ni empêcher les sociétés d'en tirer profit hors des États-Unis. En conséquence, les producteurs des États-Unis risquent de devenir moins compétitifs par exemple par rapport à l'Allemagne, à la France, au Japon et à la Corée du Sud. Entre-temps, la déréglementation du secteur financier risque d'aggraver les inégalités économiques aux États-Unis.
Une solution efficace aux problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs américains doit reconnaître l'origine de ces problèmes. Chaque fois qu'une nouvelle technologie permet à une entreprise d'utiliser moins de main-d'œuvre, il y a un déplacement du coût salarial total vers les profits. Les travailleurs ont besoin, quant à eux, d'une augmentation de leur salaire. Si cette augmentation ne vient pas des employeurs, elle doit provenir d'ailleurs.
En effet, il est temps d'envisager une forme de revenu de base et de participation aux bénéfices. La Finlande expérimente cela. Dans les pays émergents, l'Inde, dans sa dernière étude économique, a défini un programme complet.
Dans la même veine, le système fiscal doit être rendu beaucoup plus progressif. Tel qu'il est, il y a beaucoup trop d'échappatoires pour les ultra-riches aux États-Unis. L'investissement dans de nouvelles formes d'éducation permettant aux travailleurs d'assumer davantage de tâches créatives, qui ne peuvent pas être effectuées par des robots, sera également indispensable.
Certains américains de gauche, par exemple le sénateur Bernie Sanders, ont appelé à des politiques de ce genre. Ils comprennent que le conflit est un conflit entre la main-d'œuvre et le capital, tandis que les néo-protectionnistes ressassent la vieille rengaine de la concurrence entre les États-Unis et la main-d'œuvre étrangère. Mais ce sont les néo-protectionnistes américains qui ont gagné le plus de pouvoir et ils menacent à présent de poursuivre un programme qui va couper les ailes aux producteurs américains, ce qui en fin de compte va nuire à la position des États-Unis dans l'économie mondiale.
Lorsque Greenville a vu son avantage concurrentiel commencer à faiblir dans le secteur industriel, cette ville aurait pu tenter de créer des incitations artificielles pour protéger les entreprises. Mais au lieu de cela, elle a créé des incitations pour l'installation d'autres types d'entreprises. Cette diversification a renforcé l'économie de la ville, alors même qu'elle a perdu la majorité de ses emplois dans l'industrie du textile.
C'est à cela que les États-Unis devraient réfléchir à présent. Si les présidents américains du passé avaient utilisé les politiques néo-protectionnistes proposées actuellement pour conserver des emplois peu spécialisés lorsque ces emplois ont commencé à se délocaliser vers les pays en développement, l'économie américaine actuelle pourrait bien avoir un secteur industriel plus étendu et à fort coefficient de main d'œuvre. Mais ce pays ressemblerait également beaucoup plus à une économie en développement.
Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, professeur d'économie à Cornell University.
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