Financer la santé et l’éducation pour tous

Lundi 13 Juin 2016

En 2015, environ 5,9 millions d’enfants de moins de cinq ans, presque tous dans des pays en développement, sont morts d’affections qu’on aurait pu facilement prévenir ou traiter. Et l’on compte, selon des estimations récentes, jusqu’à 200 millions de jeunes enfants et d’adolescents exclus de l’enseignement primaire ou secondaire, parce qu’ils sont pauvres, dont 110 millions privés d’accès au premier cycle de l’enseignement secondaire. Dans les deux cas, d’immenses souffrances pourraient être évitées par un financement mondial relativement modeste.


Financer la santé et l’éducation pour tous
Les causes de mortalité infantile qui accablent les pays pauvres – naissances données dans de mauvaises conditions d’hygiène, maladies que la vaccination pourrait prévenir, infections, comme le paludisme, pour lesquelles existent des traitements bon marché et carences nutritionnelles – ont été presque totalement éliminées des pays riches. Dans un monde doué de sens moral, nous consacrerions tous nos efforts à empêcher ces morts.
Et le monde n’a fait que de timides efforts. Les morts de jeunes enfants sont inférieures d’un peu plus de la moitié aux 12,7 millions enregistrées en 1990, grâce à l’augmentation des financements internationaux de la lutte contre les maladies, portés par de nouvelles institutions, comme le Fonds mondial de lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme.
Lorsqu’en 2000 j’ai pour la première fois appelé à la création d’un tel fonds, les sceptiques affirmaient qu’on ne sauverait pas des vies en investissant plus d’argent. Mais le Fonds mondial prouve que les incrédules se trompaient : en apportant plus d’argent, nous avons évité des millions de morts du Sida, de la tuberculose et du paludisme. Cet argent a servi.
Si la mortalité infantile est tombée à 5,9 millions et n’a pas été réduite au nombre infime qui devrait la représenter, c’est bien parce que le monde n’a fourni que la moitié des financements nécessaires. Car la plupart des pays peuvent payer leurs dépenses de santé sur leur propre budget, mais les pays les plus pauvres n’y parviennent pas. Il leur faut environ 50 milliards de dollars d’aide internationale annuelle pour compenser leur manque. Actuellement, l’aide mondiale pour la santé se monte peu ou prou à 25 milliards de dollars par an. Ces chiffres ne sont que des approximations. Néanmoins un effort supplémentaire d’environ 25 milliards de dollars annuels préviendrait jusqu’à six millions de décès par an. On ne s’en sortira pas à moins.
Le même genre de calcul permet d’estimer le financement mondial qui serait nécessaire pour que tous les enfants puissent au moins accéder à l’enseignement secondaire. L’Unesco a récemment estimé le montant de l’« écart financier » qui permettrait de couvrir les coûts supplémentaires – salles de classe, enseignants, fournitures – induits par l’accès universel à l’enseignement secondaire et qui se monterait approximativement à 39 milliards de dollars. Si l’on tient compte des aides mondiales pour l’éducation, qui tournent actuellement autour de 10 à 15 milliards de dollars par an, l’écart est encore de 25 milliards environ, du même ordre que celui du financement des soins de santé. Comme pour ceux-ci, l’augmentation des financements internationaux pourrait être prise en charge par un nouveau Fonds mondial pour l’éducation.
Ce sont donc 50 milliards de dollars qui sont à peu près nécessaires pour permettre aux enfants, partout dans le monde, d’avoir accès aux enseignements et aux soins de santé élémentaires. Les États de la planète ont déjà adopté ces deux buts – permettre à tous de vivre en bonne santé  et assurer l’accès de tous à une éducation de qualité  – qui font partie des nouveaux Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies.
50 milliards de dollars supplémentaires par an ne sont pas difficiles à trouver. L’une des solutions envisageables peut être fournie par mon propre pays, les États-Unis, qui ne consacrent actuellement que 0,17% environ de leur revenu national brut à l’aide au développement, soit un quart à peu près de l’objectif international, qui est de 0,7% du RNB pour l’assistance au développement.
La Suède, le Danemark, la Norvège, les Pays-Bas, le Luxembourg et le Royaume-Uni donnent chacun au moins 0,7% de leur RNB. Les États-Unis peuvent et doivent faire aussi bien. S’ils y parvenaient, cette augmentation de 0,53% de leur RNB à leur contribution apporterait en gros 90 milliards de dollars supplémentaires aux financements internationaux.
Les États-Unis consacrent actuellement 5% de leur PIB, soit environ 900 milliards de dollars par an, à leurs dépenses militaires (Pentagone, CIA, anciens-combattants, etc.). Ils pourraient et devraient transférer au moins un dixième de cette somme à l’aide au développement. En déplaçant ainsi leur attention, partiellement du moins, du champ de la guerre à celui du développement, ils renforceraient considérablement leur propre sécurité et la paix mondiale ; les guerres récentes menées par les États-Unis en Afrique du Nord et au Moyen-Orient ont coûté des dizaines de centaines de milliards et n’ont fait qu’affaiblir, n’ont nullement consolidé la sécurité nationale.
Une deuxième solution consisterait à taxer les grandes fortunes mondiales, qui dissimulent souvent leur argent dans les paradis fiscaux, aux Caraïbes, ou ailleurs. Beaucoup de ces paradis fiscaux sont liés aux territoires d’outre-mer du Royaume-Uni. La plupart entretiennent des rapports étroits avec Wall Street et avec la City de Londres. Si les gouvernements américain et britannique protègent ces paradis fiscaux, c’est principalement parce que les grandes fortunes qui y placent leur argent contribuent largement aux campagnes électorales ou emploient des proches des dirigeants politiques.
On devrait exiger des paradis fiscaux qu’ils prélèvent sur leurs dépôts, qui se montent au moins à 21 000 milliards de dollars, une faible taxe. Les pays riches pourraient garantir la mise en place de cet impôt en menaçant les paradis réfractaires de leur couper l’accès aux marchés financiers internationaux. Il est évident que les paradis fiscaux devraient également mettre en place des mesures de transparence, ne plus tolérer l’évasion fiscale et rompre avec le secret des affaires. Une taxe sur les dépôts de 0,25% seulement sur les 21 000 milliards amassés ramènerait environ 50 milliards de dollars par an.
Ces deux solutions sont accessibles et d’une mise en œuvre relativement simple. Elles constitueraient une contribution puissante aux engagements formalisés par les ODD. Lors du récent forum économique d’Astana, le président kazakh, Noursultan Nazarbaiev, a judicieusement suggéré la mise en place d’une taxe sur les dépôts offshore pour financer la santé et l’éducation dans le monde. Les autres dirigeants mondiaux seraient inspirés de se rallier à son appel. 
Notre monde est immensément riche et pourrait facilement, grâce à des fonds mondiaux pour la santé et l’éducation, financer un départ dans la vie en bonne santé pour chaque enfant de la planète. Une légère modification de l’attribution des sommes dilapidées dans les dépenses militaires des États-Unis, ou une taxe infime prélevée sur les dépôts des paradis fiscaux – ou toutes autres mesures qui mettraient à contribution les super-riches – pourraient améliorer rapidement et de façon spectaculaire les chances des enfants pauvres, contribuant ainsi à un monde beaucoup plus équitable, plus sûr et bien plus productif. Nous n’avons pas d’excuses pour tergiverser.
Traduction François Boisivon
Jeffrey D. Sachs est professeur de développement durable, professeur de politique et de gestion sanitaires et directeur de l’Institut de la Terre à l’université Columbia. Il dirige également le Réseau des solutions pour le développement durable des Nations unies.
 
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